La face cachée d'une vocation
à propos de l'image héroïque du photographe de guerre

par Samuel Duchay http://duchay.photo.free.fr

Photo Roger Fenton (Coll. Musée d'Orsay)

La naissance d'un mythe

Quand on regarde l'autoportrait réalisé par Roger Fenton dans les années 1855-56, on voit déjà en substance la représentation idéalisée de ceux qui auront pour métier de faire figurer la mort des autres. Premier "envoyé spécial" de l'Histoire sur le front de la guerre de Crimée, à une époque où photographier est un exploit technique permanent, cet ancien avocat londonien nous apparaît déguisé en soldat d'opérette au service de l'information – du côté britannique, bien entendu.

Mais cette mise en scène révèle aussi bien la récréation d'un civil relégué à l'arrière-garde, que l'aspect conventionnel d'un décor où le drap du campement fait office de rideau de studio. Fenton joue au soldat, comme si les soldats jouaient à la guerre. Son appareil photo est symboliquement remplacé par un fusil, arme autrement plus appréciable, ce qui laisse penser que la rigidité de la mort est la grande soeur de la fixité photographique.

La cigarette au bec, le doigt sur la détente, le pouce au percuteur ; une pose à la fois théâtrale et avantageuse, pour quelqu'un dont la mission est théoriquement de rester en retrait du conflit, et d'en approcher la réalité pour la transmettre à une partie de ses contemporains. C'est tout le paradoxe de cette image mythique du photographe de guerre, dont il s'agit de savoir si elle a vraiment évolué dans tous les esprits.

L'âge d'or du héros

En 1936, à l'époque de la guerre d'Espagne, Robert Capa se distingue en immortalisant un rebelle à la dictature de Franco, pris au moment précis où il est abattu ; photo souvent appelée : "l'instant de mort". La prise de risque du reporter semble coïncider avec celle du combattant ; le photographe est alors un engagé volontaire au service d'une cause perdue. Ce cliché atteint à l'universel parce qu'il est directement lié à la technique de l'instantané.

L'appareil photo devient une arme à répétition associée à la presse qui diffuse les images un peu partout. La notion d'impact prend tout son sens ; l'effet de réel est à son comble et la mort rendue palpable, irrationnelle, insupportable. Cet homme qui n'en finit pas de mourir nous rappelle un crucifié non moins célèbre, et toutes les victimes dont on a pris le portrait, comme on dit dans l'argot des porte-flingues.

La figure légendaire de Capa trouve son accomplissement avec le débarquement puis la libération, et son point final le 22 mai 1954 quand il saute sur une mine au Vietnam. Cette seconde mort au moment du déclic authentifie la carrière du personnage, condamné par les dieux pour avoir survécu à sa photo du résistant anonyme à qui il doit tout, et qui était peut-être tombé à sa place… La fonction du mythe est de travestir le hasard en destin.

L'envers du miroir

Aujourd'hui, les rapports de force ont changé. Il faut garder un oeil ouvert en dehors du viseur. Ce qui nous manque, c'est le point de vue des opprimés sur ces étrangers qui débarquent chez eux, bardés d'un matériel photo qui vaut un an de salaire, et qui viennent soi-disant pour les aider. C'est dire que la mythologie n'a de valeur que d'un côté, celui qui détient le monopole de l'expression et qui s'autoproclame "bon et généreux". A son corps défendant, le reporter appartient souvent au camp des riches et des puissants, cet Occident à qui l'on doit les anciennes colonies et le profil ravagé des frontières.

Peut-on s'étonner, en termes de stratégie, qu'un chef de guérilla ait intérêt à kidnapper un journaliste (pour en tirer une rançon ou pour attirer l'attention internationale), au lieu de le laisser témoigner en sa faveur (par des images qui seront plus ou moins filtrées par les médias) ? Il y a là de quoi indigner le plus frileux des idéalistes, mais il est facile de reprocher leur cynisme à des hommes qui n'ont jamais connu que le mépris, la violence et l'exil. Après tout, comme la personne du journaliste, le produit du reportage est un objet diversement négociable. La première question est toujours : comment obtenir l'accès au sujet ? En attendant la dernière : comment obtenir l'accès au public ?

Le reporter n'a jamais été ce miroir idéal qui passerait à travers les événements. Mais à présent il est au coeur des enjeux médiatiques ; s'il en est devenu parfois le sujet ou la victime, on le rencontre également au banc des accusés. Le photographe est voleur d'images, violeur d'intimité, assassin du temps qui passe. Son "crime" est d'arrêter le cours des choses pour obliger le monde à se regarder en face. Agent furtif au service d'une obsession, son quotidien n'a rien d'héroïque. Du bricolage. De la fraude. Des coups en douce. Il a choisi sa voie : un compromis entre la vie et la mort.

La force de l'illusion

Alors quoi ? Le photographe de guerre serait-il aussi un touriste en mal de sensations, missionnaire douteux d'une civilisation bien-pensante, garçon de courses rapportant des images mortifères à une populace qui crève d'ennui ? A chacun de faire son autocritique au lieu d'accuser sans arrêt l'indifférence du public – après tout, personne ne l'oblige à aller "là-bas". Peut-être qu'il est temps de s'engager un peu moins dans l'humanitarisme, et un peu plus dans la photographie. De changer de métier ou d'assumer sa passion. Un sujet fort ne veut pas dire une image forte, etc.

Toujours est-il que l'image du chevalier risquant sa peau pour cueillir les baisers de la mort a fait long feu, mais reste en médaillon chez ceux qui partent. D'où leur souci perpétuel de justifier aux yeux du monde leur statut fragile de témoins devant des victimes abandonnées à leur sort : "si on intervient, on ne témoigne pas ; si on témoigne, on n'intervient pas." Sans cette illusion morale d'être utile voire indispensable au bonheur de l'humanité, mettrait-on encore un pied devant l'autre ?

Un peu de lucidité nous amènerait à ne plus considérer l'amertume, mais la responsabilité d'une profession qui a choisi envers et contre tout de montrer les choses ; et qui doit batailler non seulement contre les dictatures – militaires ou médiatiques – mais surtout contre la bonne conscience qui est en elle depuis le début. Rappelons que Roger Fenton a quitté la photographie après sa guerre pour revenir au métier d'avocat. Et laissons le silence à Brice Fleutiaux, ancien otage libéré depuis peu, qui vient de se donner la mort à l'âge de trente-quatre ans.

Visuel Reporters Sans Frontières
Copyright Objectif Numérique 14/05/2001