Le mur du visible
ou le document devant la vérité historique

par Samuel Duchay http://duchay.photo.free.fr

Une ambition prématurée

En prétendant, 55 ans après la fin de la guerre, revisiter les documents photographiques sur les camps nazis, on pouvait penser que le moment était venu d’envisager l’Histoire avec un recul suffisant. Il n’en est rien. D’abord parce que la Shoah prend beaucoup de place aujourd’hui dans les consciences et dépasse le cadre d’une seule exposition. Ensuite parce qu’en l’occurrence les documents visuels – indispensables – sont par définition insuffisants, parfois influencés par la propagande (alliée ou nazie), et souvent plus choquants que significatifs. Il s’agit de préciser dans quelles conditions ils ont été produits. Mais un simple commentaire ne parvient pas à éclaircir l’image ; c’est tout l’ensemble qu’il faudrait replacer dans un discours complété par les historiens et les témoignages des rescapés. La difficulté consiste à ne pas se laisser émouvoir par l’impact des photos en tant que parcelles de réalité, mais à faire son chemin dans la vérité des faits. Or, le présent historique de la photographie agite sans cesse des preuves sous nos yeux ; mais des preuves de quoi, au juste ?

Le symbole n’est pas la chose

L’image symbole de l’horreur nazie représente généralement les hommes squelettiques, amaigris par l’esclavage et les privations, découverts par les Alliés à la libération des camps de concentration. (Cette vision est si ancrée dans la mémoire qu’elle resservira pour frapper l’opinion au moment de la récente guerre en ex-Yougoslavie.) Or les historiens sont d’accord pour distinguer les camps de concentration, où le "matériel humain" est mis à la disposition de l’industrie nazie, et les camps d’extermination, dans lesquels la machine industrielle est au service de la mise à mort. Paradoxalement, les condamnés au gazage (tels qu’on peut les voir sur certains documents nazis) n’ont rien d’effrayant en soi, ils descendent du train et ignorent tout de leur sort. Il y a donc des faits particulièrement terribles dont la représentation n’est pas rendue visible, et dont la représentation mentale n’est possible que par le recoupement des témoignages et des documents circonstanciels. L’intention meurtrière est une vérité qu’on ne peut voir qu’avec les yeux de l’esprit. Il suffit de savoir que tel visage anonyme est celui d’un bourreau pour le regarder différemment.

Les limites de la photographie

Ainsi les images manquent, et manqueront peut-être essentiellement, pour approcher le martyre des victimes à l’instant où la douche vient répandre le gaz mortel. Douze minutes d’asphyxie (selon les détenus chargés du "nettoyage") et la révélation d’avoir été trompé jusqu’au dernier moment... Les paroles manquent aussi. De certains camps de la mort, il ne reste qu’un carré de verdure identifié par les survivants. Un jour, plus rien. Le propre du témoignage humain est d’être fragile et contesté : tout le contraire du discours idéologique, dont l’autorité menace de se briser net s’il n’est pas asséné sans arrêt. Si la photographie dit vrai, ce n’est qu’une partie du vrai ; dans le meilleur des cas, un mensonge par omission. A certains égards, "montrer, c’est cacher ce qu’on ne montre pas" ; en croyant cerner un détail révélateur, on limite le champ visuel en donnant l’illusion que tout a été vu. Et l’horreur suscite d’abord la répulsion, puis l’accoutumance et la banalisation. C’est un phénomène d’adaptation de l’instinct vital du spectateur lui-même. Il faut bien vivre après tout cela, comme ces détenues libérées qui épluchent des pommes de terre devant les cadavres.

Présence de l’icône

Néanmoins, on n’a pas fini de réfléchir sur l’apport de la photographie et du film dans la documentation historique. Le photogramme original n’est pas seulement un fragment du souvenir, mais un élément de l’espace-temps ; un indice qui rend le passé présent comme si c’était hier. C’est sa force et son pouvoir de conviction qui rendent une image troublante d’actualité. (Les morts de la guerre de Crimée, enregistrés par Roger Fenton en 1855, sont toujours devant nous ; il y a quelque chose dans la prise de vue qui reste instantané, c’est-à-dire : hors du temps.) Ce qui n’empêche pas le papier impressionné de faire lui-même partie des objets périssables, d’être à la fois vivant et daté. La photographie et le cinéma en tant qu’arts visuels tirent parti de l’authenticité documentaire du procédé argentique, même s’il est toujours possible de mettre en scène ou de faire mentir le contenu du spectacle. Ici les traces photographiques sont des reliques sans lesquelles les témoignages n’auraient pas la même valeur évocatrice, et il serait vain de discuter académiquement de la prééminence des unes sur les autres : pour l’historien, tout doit servir à l’établissement des faits.

Le problème de la diffusion

Il est plus difficile de donner son assentiment à des reproductions de documents qu’à des épreuves jaunies par le passage du temps. On s’en rend compte en regardant les diaporamas sur écran vidéo, qui présentent pourtant des photos faites par les détenus eux-mêmes, sans doute au péril de leur vie. Ce n’est déjà plus la même impression ; les images ne font que passer sans incarner la même réalité. Elles n’ont pas non plus autant de présence que les tirages originaux, et peuvent davantage être contestées par tous ceux qui ont intérêt à nier les faits sous couvert de révision historique. Encore une fois, les moyens de communication de masse ont plus d’affinités avec la manipulation qu’avec la petite voix de la vérité. Car on s’aperçoit que l’amplification augmente la valeur symbolique du document au détriment de sa réalité concrète. Le risque d’erreur ou de confusion est alors multiplié, sans oublier que le spectateur est mis doublement à distance. Avant même de juger de la validité d’une preuve, ce dernier doit faire confiance au procédé intermédiaire qui littéralement "fait écran" entre lui et l’image. Image qui reste alors une apparition fantomatique, offerte au regard et non au toucher. Une vérité bien loin du corps, autrement dit : une information télévisuelle. Et rappelons que dans le cas d’un écran, le support est entièrement soumis à l’apport... en énergie électrique.

Copyright Objectif Numérique 05/02/2001