Deux visages de la violence
à propos de la censure des images et de la nature des interdits

par Samuel Duchay http://duchay.photo.free.fr

La violence est une expression essentielle des rapports entre les êtres, et plus encore entre les Etats. Il s'agit d'étudier ses modes et ses représentations dans les domaines où elle se montre à visage découvert, mais aussi de la débusquer là où on l'attend le moins. J'opposerai ici l'agression à la ruse, la destruction à la séduction, la brutalité à la finesse - tout en gardant à l'esprit que si les moyens changent, l'objectif est toujours d'assurer sa domination sur autrui et sur le monde. Pour actualiser mon propos, je prendrai comme exemple de "violence dure" : le terrorisme et les exécutions publiques chez les taliban, et de "violence douce" : la propagande et la guerre économique menée par les Etats-Unis.

La violence dure

La forme la plus extrême de la violence est l'élimination physique de mon ennemi, dût-elle coûter ma propre vie. C'est la logique du kamikaze. La dureté du terrorisme relève à la fois du calcul et de la faiblesse des moyens engagés, ce qui fait dire que la violence est la force des faibles. Quand la vie humaine a peu de prix, le sacrifice de quelques-uns est envisageable au bénéfice de leur gloire, c'est-à-dire de la survie de leur image dans la mémoire collective. On trouve ce type de violence dans les pays pauvres, les organisations illégales, les armées de fanatiques ; là où l'individu n'existe pas en tant que notion et où le droit est remplacé par la vengeance.

Dans le même registre, l'exécution publique a pour but de frapper l'imagination tout en légitimant un meurtre en plein air, considéré comme bon car nécessaire au maintien de l'ordre social. Le sang coule, les têtes tombent ; ici on ne discute pas la réalité des faits, on la subit de plein fouet. Toute représentation des faits est interdite, parce que le dogmatisme du pouvoir établi ne saurait supporter la multiplicité des points de vue. Les chefs spirituels ont bien compris que l'ambiguïté des images permet leur manipulation jusqu'au caractère partial voire mensonger de certains messages visuels. Dans le cadre d'une méthode soi-disant pure et dure, il est nécessaire pour les dirigeants d'invoquer des prétextes religieux pour confisquer les caméras - et de s'en réserver l'usage en tant que médiateurs de la parole sacrée.

La violence douce

La violence dure impose, la violence douce propose. Mais cette proposition a tendance à occuper tout le terrain sans laisser d'alternative. Comment échapper à la croyance au bien-fondé de la démocratie libérale, à l'emprise de la technologie et à un mode de vie dont les principes sont imbriqués dans la civilisation qui nous entoure ? On sait que la médiatisation à outrance envahit l'intimité de chacun sous le visage de l'information. L'image photographique ou télévisuelle d'un événement est à la fois la preuve et la revendication de son existence. Elle participe du document et de la propagande. "Etre là" est une nécessité pour les pouvoirs parallèles que sont les sociétés multinationales qui surplombent les Etats.

Le commerce est une forme pacifique de la guerre. Diktats financiers sur le marché international, blocus économique contre l'Irak, intérêts américains en Arabie Saoudite... Rien d'étonnant à ce que les taliban accusent les Etats-Unis d'être "les plus grands terroristes de la planète". C'est l'hommage de la brutalité à la puissance. Dans le domaine des échanges commerciaux, il n'y a plus d'ennemis ni d'esclaves mais des rivaux et des clients. Tout l'équilibre du marché consiste à tenir en respect ses rivaux et à exploiter ses clients. Le prix d'un produit dépend de combien on peut voler la personne qui le fabrique et celle qui l'achète. Les pays riches n'ont pas besoin de se servir des canons quand la pression économique est suffisante. La loi de l'offre et de la demande joue naturellement en leur faveur. Mais ils ne peuvent empêcher les rebelles de choisir une solution désespérée en ayant recours à la violence dure. Ils ont beau jeu alors de crier au premier sang versé pour légitimer leur défense.

Effet de réel et réalité

La mise en boucle à la télévision pendant une journée entière des attentats du 11 septembre dernier est un exemple de la rhétorique des médias : les diffuseurs ne pouvant ni ne voulant montrer la mort en face, il a été convenu de traduire le spectacle des faits par une répétition hallucinante. Car si le propre du fait historique est de ne se produire qu'une fois, l'événement médiatisé gagne en effet de réel ce qu'il perd en réalité. Nous regardons sur le même écran les actualités, la fiction, les publicités ou le bulletin météorologique. Rien ne prouve que notre regard n'est pas avant tout celui d'un consommateur au moment où nous allumons notre boîte à images. Toute adhésion formelle à ce que l'on voit sur un écran se double d'un rejet instinctif du procédé. Tout est vrai mais on n'y croit pas - tout est faussé mais on y croit quand même.

Rien de plus différent à première vue que la censure chez les talibans et le droit aux Etats-Unis. On peut cependant remarquer que les autorités américaines ont empêché la diffusion des images des victimes du massacre. Tout se passe comme si le "droit à l'image" des individus s'étendait à leurs fantômes, et que la vision des corps défigurés était une offense aux familles et à la "dignité de la personne humaine". Il semble plutôt que la cruauté de la mort sous toutes ses formes soit une chose que le régime de la violence douce ne peut pas supporter ; c'est également la réalité la plus opposée à l'idée de progrès. La machine démolie se remplace, la tour peut se reconstruire ; mais aucun gros plan d'un fragment humain n'est présentable.

N'oublions pas non plus que la peine de mort est encore assez répandue en Amérique du Nord, et que la discrétion qui entoure les exécutions ne garantit pas la dignité d'une telle pratique. Il se trouve que le citoyen médiatisé est surtout révulsé par la vue du sang et indigné par les méthodes moyenâgeuses, parce que chez lui la représentation tend à l'emporter sur la réalité des faits - au contraire du milicien taliban. L'actuelle opposition Nord / Sud pourrait passer pour un conflit entre deux civilisations. Reste à définir une civilisation comme un ensemble de coutumes et les Etats comme des gestionnaires de la violence -que celle-ci provienne de l'extérieur ou de l'intérieur. Bien que la finalité de toute guerre soit de réduire son adversaire à l'impuissance, chacun des deux camps doit se convaincre lui-même qu'il est du côté du bien, c'est-à-dire qu'il emploie la méthode la plus juste et la plus efficace pour faire du mal à son ennemi.

Copyright Objectif Numérique 25/10/2001