Du théâtre au jeu vidéo
ou comment le spectateur actif devient acteur passif

par Samuel Duchay http://duchay.photo.free.fr

Faut-il parler d'activité ou d'activation cérébrale?

Si l'on s'amusait à classer les divertissements audiovisuels par l'effort intellectuel qu'ils demandent au spectateur, on obtiendrait : 1. le théâtre, 2. le cinéma, 3. la télévision, 4. le jeu vidéo. Il n'est question ici que de juger des rapports entre le consommateur et le type de spectacle, indépendamment de l'oeuvre proposée.

Théâtre et participation

La mise en scène de la parole exige du spectateur une attention soutenue qui se partage entre deux tendances contraires : l'identification et le recul. La tension psychologique entre ces deux mouvements définit cette participation. D'un côté, le spectateur s'identifie au langage et au comportement présentés par l'acteur, et arrive à ressentir les émotions qu'ils suggèrent ; de l'autre, il demeure dans son fauteuil physiquement isolé du corps de l'acteur et ne peut croire totalement à la réalité du personnage : en effet, il s'agit de toute évidence d'un être humain en trois dimensions qui ne fait que jouer un rôle avec plus ou moins de talent. Le plaisir du spectateur réside alors dans la transformation de la convention théâtrale en illusion volontaire, et dans l'appréciation de la vérité du jeu lui-même. En cela, on peut parler d'un spectateur actif, qui utilise en temps réel à la fois son imagination et son esprit critique.

Cinéma et identification

Le cinématographe est au départ un "effet spécial" qui a peu à peu gagné le statut de moyen d'expression à part entière, en intégrant à la vérité du mouvement la qualité documentaire de la photographie et la fiction narrative du théâtre. A partir de là, le spectacle cinématographique est le plus souvent fondé sur l'identification du spectateur immobile à l'image de l'acteur qui s'anime sur l'écran. Le ressort psychologique de cette identification est le désir de ressembler au modèle humain (physique ou moral) qui nous est proposé. Le personnage, d'origine théâtrale, se révèle moins important que la star de cinéma dont l'apparence est magnifiée par l'écran, et sur qui convergent tous les regards. L'emprise du dispositif sur l'imagination du spectateur ne l'incite pas à exercer son esprit critique, sous peine de "sortir du film" (ou de ne jamais y entrer) ; dans ce cas, il risque de s'ennuyer. Le temps reconstitué du montage permet de renforcer l'illusion que l'on vit par procuration la vie du personnage. C'est pourquoi le cinéphile au premier degré est plutôt un spectateur passif, dont l'imagination est stimulée pendant le spectacle et l'exercice critique remis à plus tard.

Télévision et séparation

La petite taille du poste de télévision et la trame électronique de l'écran ont pour effet de désacraliser l'image idéalisée par le cinéma. (Par compensation, ces caricatures de films que sont les séries télévisées poussent à l'extrême la présence physique des acteurs, qui font tous littéralement de la figuration, en symbolisant des personnages réduits à leur signalétique: le bon, le méchant, le confident, le traître, etc.) Il se produit en fait une mise à distance qui ne permet pas l'identification, sans déboucher pour autant vers la critique. Car le spectateur n'est plus véritablement concerné par ce qui est devenu information visuelle et balayage mental. L'usage de la télécommande laisse croire à l'utilisateur qu'il domine l'outil parce qu'il peut faire un choix dans le flot sans répit qu'on lui propose. Mais ce qui est en jeu, c'est l'effacement et non la mémorisation des images ; la séparation entre le spectateur et le spectacle aboutit à la diffusion mécanique des programmes et à l'apparition du spectateur indifférent, à la fois manipulateur et manipulé.

Jeu vidéo et immersion

Le jeu vidéo est fondé sur l'immersion physique et mentale plus ou moins profonde du joueur dans des aventures dont le déroulement est globalement prévu par le concepteur du programme. Celui-ci tient le rôle du Dieu caché, qui a écrit toutes les histoires possibles concernant le "joueur créature"; mais ce dernier dispose d'une marge de manoeuvre qui lui donne l'impression qu'il est libre de mener les opérations à sa guise. Il se fait tuer, ressuscite, possède plusieurs vies, des pouvoirs surnaturels, etc. Ces attributs exceptionnels répondent à ses désirs de puissance et le rendent plutôt semblable à un demi-dieu qu'à un misérable mortel. Ici nous retrouvons l'imagination, dont la fonction est toujours de satisfaire le désir, mais son rôle est diminué par rapport au cinéma. Le film sert plutôt de support à nos rêves, et le jeu de défouloir à notre énergie. Sous couvert de "ludisme", c'est tout un conditionnement à l'obéissance qui se met en place ; car le spectateur est physiquement sollicité à télécommander l'image à l'aide de ses mains et de ses réflexes. On peut dire qu'il est passé du côté de l'acteur, mais c'est un acteur passif, réduit à répondre à des sollicitations immédiates ou à un questionnaire préétabli. Or, la liberté consiste à poser soi-même les problèmes, à n'être assuré d'aucune réponse, et à se hasarder à tout instant dans une voie inconnue.

Un rituel vidéophage

Au premier stade culturel, le rôle du sorcier est d'entraîner la tribu dans une transe rituelle dont le but est de chasser l'agressivité en assurant la cohésion du groupe. La civilisation médiatique reprend avec l'interactivité le contrôle des corps laissés trop longtemps désactivés par le cinéma et la télévision. A l'intérieur du jeu, "chacun devient acteur et spectateur de sa propre vie". Mais alors que l'existence réellement aventureuse présente le danger de mort violente, c'est la marionnette sur l'écran qui est sacrifiée sans dommage pour le joueur, et l'image prend une valeur de substitut ou de monnaie d'échange. Le jeu vidéo voit une application inquiétante dans les exercices de simulation des pilotes de chasse, qui visualisent sur les mêmes écrans tous leurs objectifs, qu'ils soient réels ou figurés. Le divorce est désormais prononcé entre l'image et la réalité qu'elle suggère. D'où un progrès de l'irresponsabilité (passive) jusqu'à l'adhésion (active) des populations à l'égard des images du pouvoir. Alors que le sujet d'un régime autoritaire ne se fait guère d'illusions et se sait esclave, le citoyen d'une démocratie médiatique est subtilement asservi par le fait même qu'il se croit libre.

L'art et la machine

L'oeuvre d'art n'est véritablement complète qu'avec l'intervention du regard du public. Le mouvement amorcé vers l'art total a pour conséquence l'intégration du spectateur dans le processus de création. Parallèlement, le joueur forme avec la machine un couple autonome, relié au réseau social par le programme standard du jeu. Le joueur est un aboutissement du spectateur, comme la machine représente une évolution possible de l'art. Le geste interactif et la suggestion de l'art se rapportent en effet à une fonction commune : l'exploration d'un langage. Dans cette perspective, l'image n'est plus le chef-d'oeuvre cloué au mur ni l'icône qu'on sort le dimanche, mais la matière molle qui constitue le langage de notre temps. Et tous les moyens sont bons pour servir le divertissement. D'un autre côté, il est trop tôt pour désespérer de l'interactivité en tant que telle ; comme l'expression artistique, le jeu vidéo est capable aussi bien de détourner les esprits de l'action que d'inspirer discrètement la subversion.

Visuel: SDP
Copyright Objectif Numérique 19/04/2001