Données préalables

Le ramassage des pommes de terre au quartier Lambert
Cormeilles en Parisis, 1986 © Duchay / P.A.P.
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L'image se présente comme un rectangle
horizontal de proportion 2 sur 3, fermé par son filet noir
d'origine (c'est-à-dire par le bord de la fenêtre non exposé
sur la pellicule). Ce dernier prouve que la photo n'a pas subi
de manipulation, et concrétise ainsi le lien entre l'espace et
le temps de la prise de vue. Tout recadrage modifie le
paysage équationnel qui définit la composition, et
dénature l'instant unique du déclenchement. Dans une démarche
rigoureuse, la photographie sur le vif a hérité de la peinture
classique le remplissage idéal du cadre, et de l'aquarelle ou
de la gravure l'impossibilité de revenir sur le tracé initial.
Le spectateur peut s'identifier totalement au point de vue du
photographe, voir ce qu'il a vu et vivre ce qu'il a vécu.
(Mais la pratique de l'instantané ne doit rien à la nostalgie
; la vitalité d'une image dépend de son énergie plastique.) Le
bord noir a aussi pour effet d'isoler le cadrage de ce qui
l'entoure - que ce soit le reste du paysage ou le support
matériel de la photographie - en suggérant que l'image n'est
pas un fragment du monde mais un monde en soi.
L'action proprement dite

Le groupe humain s'inscrit dans la moitié
inférieure d'un espace assez ouvert. Ce premier rapport
installe déjà l'idée de l'importance relative de l'homme en
général dans la nature, et du paysan en particulier. Parce
qu'il est équationnel, le cadrage est aussi intentionnel - la
part donnée à tel ou tel motif est l'équivalent d'un
forte ou d'un mezzoforte sur une partition
musicale. Le cadrage est un espace-temps. Le ramassage des
patates est une opération qui s'inscrit dans la durée,
donc le plan large traduit l'écoulement du temps par la
quantité d'espace. Chaque personnage a un rôle à jouer mais
aucun n'est prépondérant, donc chacun figure un instant
significatif de l'action, en mesurant à peu près la même
taille que son voisin. C'est en effet à partir de
l'appréhension du sujet que s'établissent les dimensions et
les emplacements des forces en présence. La lecture se déroule
de gauche à droite, selon la ligne de fuite des arbres qui
atterrit à l'horizon. Tout doit concourir à orienter le regard
vers les points les plus forts de l'image, en racontant une
histoire à partir des différents éléments d'un spectacle
immédiat.
La paysanne et l'homme de dos

Car l'œil se promène dans l'image et repère
des sous-ensembles à l'intérieur du cadre principal. Le
premier bloc visuel est constitué par la paysanne au
milieu de ses sacs, et centré sur le point nodal de la
pomme de terre en train de tomber du seau. Le
contrepoint est figuré par l'homme de dos qui, en
regardant l'action, attire sur elle l'œil du spectateur. Mais
ici les regards sont moins importants que les gestes ; ce sont
surtout les mains qui commandent. La paysanne est saisie dans
le temps fort de son mouvement, et l'homme dans le
temps faible de son attente entre deux efforts.
Précisons que ce dernier paraît sortir les bras ballants d'une
touffe d'herbe qui le masque à moitié, sans quoi il prendrait
trop d'importance au premier plan. Le bloc "paysanne" est
construit à partir du seau, dans une spirale dynamique suivie
par l'arrondi des bras et du dos, puis par l'ensemble des sacs
qui gravitent autour du centre d'intérêt "patate-qui-tombe".
Le sac isolé entre les deux personnages joue le rôle de trait
d'union en permettant à l'œil de glisser de l'un à l'autre, et
de continuer son parcours.
Les deux ramasseuses et l'homme au tricot rayé

Le groupe des trois est l'élément le plus
dynamique et le moins maîtrisé de l'ensemble. L'impression de
mouvement est rendue par l'imbrication des trois formes l'une
dans l'autre. On ne peut que deviner le geste de la paysanne
de face qui prépare le sac, pendant que sa collègue se penche
pour le remplir, éclipsant alors sa tête derrière le dos de
l'homme. Et la jambe gauche de ce dernier paraît remplacer
celle de la femme de face. Par ce raccourci les trois
personnages ne font qu'un ; ils sont physiquement et
mentalement réunis dans la même action. Les points forts sont
les visages et les mains situés à la périphérie de la forme
globale, et non au centre occupé par le point faible de la
"tête manquante". Cet effet de désordre organisé est
par définition impossible à contrôler totalement ; c'est
pourquoi au moment du déclic je me suis concentré au maximum
sur ce groupe tout en surveillant du coin de l'œil les autres
motifs. Il faut rester attentif à toute modification d'un bloc
visuel qui entraînerait un changement dans la composition
générale - donc un déplacement du photographe lui-même - tout
en étant réceptif à ce que le hasard nous envoie.
Le petit garçon et le paysan au repos

Jusqu'alors nous restions confinés dans le
reportage sur une activité maintes fois représentée en
peinture ou en photographie. Le genre documentaire ne
nécessite souvent que de bons réflexes, et reste marqué par la
banalité du compte-rendu ou par l'emphase de la photo
sportive. La présence du petit garçon qui semble vouloir
prendre l'outil des mains de l'adulte permet de faire dévier
l'image vers un autre registre. Tout s'organise maintenant
autour de la tache blanche de l'enfant, symbole de la page
vierge sur laquelle veut s'inscrire une expérience (ici, le
travail de la terre considéré comme un jeu). Au temps présent
de l'action se superpose le temps qui passe d'une génération à
l'autre. Sur le plan anecdotique, l'homme de face profite de
la pause pour s'appuyer sur le manche de son outil ; mais
symboliquement, il apparaît statufié dans la posture du Père
tenant son bâton de commandement pendant que le Fils impatient
voudrait prendre sa place. Toutes ces données plus ou moins
conscientes amènent l'esprit à un second niveau de lecture.
Une relecture significative

A la femme est associé le cercle, et à
l'homme la ligne droite. La paysanne du début qui en a "plein
le sac" devient une figure de la procréation, et la pomme de
terre une image de l'œuf originel. La grande affaire de la vie
est de se maintenir pour se perpétuer : la nourriture n'est
que le moyen d'assurer le renouveau de l'espèce, et de lutter
ainsi contre la condition tragique de la mort individuelle.
Destin que semble affronter le paysan debout, figé dans
l'ombre, pendant que le gamin encore ignorant se prépare à
prendre le relais… A chacun en définitive d'interpréter cette
image par la mise en relation des divers éléments qui la
composent, tout en faisant appel à son imagination et ses
références personnelles. L'analyse est également un moyen
d'améliorer sa perception globale et de mettre au jour ses
préjugés. Parce qu'elle est faite en une fraction de seconde,
on accorde souvent à la photographie un coup d'œil au passage,
et au photographe lui-même la seule vertu d'avoir la chance
d'appuyer au bon moment. C'est compter sans tout le travail
invisible et la gymnastique mentale qui se cachent derrière un
"coup heureux".
Copyright Objectif Numérique 10/01/2002