Le sens de lecture
ou les relations entre les éléments d'une image

par Samuel Duchay http://duchay.photo.free.fr



Données préalables

Le ramassage des pommes de terre au quartier Lambert
Cormeilles en Parisis, 1986 © Duchay / P.A.P.
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L'image se présente comme un rectangle horizontal de proportion 2 sur 3, fermé par son filet noir d'origine (c'est-à-dire par le bord de la fenêtre non exposé sur la pellicule). Ce dernier prouve que la photo n'a pas subi de manipulation, et concrétise ainsi le lien entre l'espace et le temps de la prise de vue. Tout recadrage modifie le paysage équationnel qui définit la composition, et dénature l'instant unique du déclenchement. Dans une démarche rigoureuse, la photographie sur le vif a hérité de la peinture classique le remplissage idéal du cadre, et de l'aquarelle ou de la gravure l'impossibilité de revenir sur le tracé initial. Le spectateur peut s'identifier totalement au point de vue du photographe, voir ce qu'il a vu et vivre ce qu'il a vécu. (Mais la pratique de l'instantané ne doit rien à la nostalgie ; la vitalité d'une image dépend de son énergie plastique.) Le bord noir a aussi pour effet d'isoler le cadrage de ce qui l'entoure - que ce soit le reste du paysage ou le support matériel de la photographie - en suggérant que l'image n'est pas un fragment du monde mais un monde en soi.



L'action proprement dite

Le groupe humain s'inscrit dans la moitié inférieure d'un espace assez ouvert. Ce premier rapport installe déjà l'idée de l'importance relative de l'homme en général dans la nature, et du paysan en particulier. Parce qu'il est équationnel, le cadrage est aussi intentionnel - la part donnée à tel ou tel motif est l'équivalent d'un forte ou d'un mezzoforte sur une partition musicale. Le cadrage est un espace-temps. Le ramassage des patates est une opération qui s'inscrit dans la durée, donc le plan large traduit l'écoulement du temps par la quantité d'espace. Chaque personnage a un rôle à jouer mais aucun n'est prépondérant, donc chacun figure un instant significatif de l'action, en mesurant à peu près la même taille que son voisin. C'est en effet à partir de l'appréhension du sujet que s'établissent les dimensions et les emplacements des forces en présence. La lecture se déroule de gauche à droite, selon la ligne de fuite des arbres qui atterrit à l'horizon. Tout doit concourir à orienter le regard vers les points les plus forts de l'image, en racontant une histoire à partir des différents éléments d'un spectacle immédiat.



La paysanne et l'homme de dos

Car l'œil se promène dans l'image et repère des sous-ensembles à l'intérieur du cadre principal. Le premier bloc visuel est constitué par la paysanne au milieu de ses sacs, et centré sur le point nodal de la pomme de terre en train de tomber du seau. Le contrepoint est figuré par l'homme de dos qui, en regardant l'action, attire sur elle l'œil du spectateur. Mais ici les regards sont moins importants que les gestes ; ce sont surtout les mains qui commandent. La paysanne est saisie dans le temps fort de son mouvement, et l'homme dans le temps faible de son attente entre deux efforts. Précisons que ce dernier paraît sortir les bras ballants d'une touffe d'herbe qui le masque à moitié, sans quoi il prendrait trop d'importance au premier plan. Le bloc "paysanne" est construit à partir du seau, dans une spirale dynamique suivie par l'arrondi des bras et du dos, puis par l'ensemble des sacs qui gravitent autour du centre d'intérêt "patate-qui-tombe". Le sac isolé entre les deux personnages joue le rôle de trait d'union en permettant à l'œil de glisser de l'un à l'autre, et de continuer son parcours.



Les deux ramasseuses et l'homme au tricot rayé

Le groupe des trois est l'élément le plus dynamique et le moins maîtrisé de l'ensemble. L'impression de mouvement est rendue par l'imbrication des trois formes l'une dans l'autre. On ne peut que deviner le geste de la paysanne de face qui prépare le sac, pendant que sa collègue se penche pour le remplir, éclipsant alors sa tête derrière le dos de l'homme. Et la jambe gauche de ce dernier paraît remplacer celle de la femme de face. Par ce raccourci les trois personnages ne font qu'un ; ils sont physiquement et mentalement réunis dans la même action. Les points forts sont les visages et les mains situés à la périphérie de la forme globale, et non au centre occupé par le point faible de la "tête manquante". Cet effet de désordre organisé est par définition impossible à contrôler totalement ; c'est pourquoi au moment du déclic je me suis concentré au maximum sur ce groupe tout en surveillant du coin de l'œil les autres motifs. Il faut rester attentif à toute modification d'un bloc visuel qui entraînerait un changement dans la composition générale - donc un déplacement du photographe lui-même - tout en étant réceptif à ce que le hasard nous envoie.



Le petit garçon et le paysan au repos

Jusqu'alors nous restions confinés dans le reportage sur une activité maintes fois représentée en peinture ou en photographie. Le genre documentaire ne nécessite souvent que de bons réflexes, et reste marqué par la banalité du compte-rendu ou par l'emphase de la photo sportive. La présence du petit garçon qui semble vouloir prendre l'outil des mains de l'adulte permet de faire dévier l'image vers un autre registre. Tout s'organise maintenant autour de la tache blanche de l'enfant, symbole de la page vierge sur laquelle veut s'inscrire une expérience (ici, le travail de la terre considéré comme un jeu). Au temps présent de l'action se superpose le temps qui passe d'une génération à l'autre. Sur le plan anecdotique, l'homme de face profite de la pause pour s'appuyer sur le manche de son outil ; mais symboliquement, il apparaît statufié dans la posture du Père tenant son bâton de commandement pendant que le Fils impatient voudrait prendre sa place. Toutes ces données plus ou moins conscientes amènent l'esprit à un second niveau de lecture.



Une relecture significative


A la femme est associé le cercle, et à l'homme la ligne droite. La paysanne du début qui en a "plein le sac" devient une figure de la procréation, et la pomme de terre une image de l'œuf originel. La grande affaire de la vie est de se maintenir pour se perpétuer : la nourriture n'est que le moyen d'assurer le renouveau de l'espèce, et de lutter ainsi contre la condition tragique de la mort individuelle. Destin que semble affronter le paysan debout, figé dans l'ombre, pendant que le gamin encore ignorant se prépare à prendre le relais… A chacun en définitive d'interpréter cette image par la mise en relation des divers éléments qui la composent, tout en faisant appel à son imagination et ses références personnelles. L'analyse est également un moyen d'améliorer sa perception globale et de mettre au jour ses préjugés. Parce qu'elle est faite en une fraction de seconde, on accorde souvent à la photographie un coup d'œil au passage, et au photographe lui-même la seule vertu d'avoir la chance d'appuyer au bon moment. C'est compter sans tout le travail invisible et la gymnastique mentale qui se cachent derrière un "coup heureux".

Copyright Objectif Numérique 10/01/2002