L'illusion du relief
à propos de l'exposition "Paris en 3D"

par Samuel Duchay http://duchay.photo.free.fr

L'oeil est conçu pour voir, mais aussi pour viser

Traité de perspective, XVIIème siècle (Ioan Vredeman Vriese)

Préhistoire de la vision

Mettez un doigt sur votre nez, puis avancez-le d'une dizaine de centimètres ; en fermant alternativement l'œil droit et l’œil gauche, vous constaterez que nous avons à chaque instant un double point de vue sur les choses. Maintenant allongez votre bras dans votre champ de vision et vous obtiendrez exactement la distance confortable de convergence des deux yeux : là où le singe arboricole saisit la branche la plus proche. Si l'on en croit l'Evolution, nous devons à nos ancêtres la nécessité d'une vision "binoculaire de type frontal", afin de favoriser le déplacement dans un univers en trois dimensions. Et depuis que l'homme-singe est descendu sur le terrain plat de la savane, il a perdu l'habitude de la dimension verticale de l'espace. Il faut tout le travail d'un jongleur ou d'un trapéziste pour retrouver cette coordination de l’œil et de la main, et pour s'accoutumer au vertige.

Un cerveau + deux yeux = trois dimensions

Notre perception est donc télémétrique - elle apprécie les distances - mais le revers de cette faculté est la réduction du champ visuel ; si le regard porte jusqu'à l'horizon, nous voyons mal sur les bords et pas du tout dans notre dos. Se situer dans un espace est alors une opération physique et mentale qui demande un certain temps. Quand nous entrons dans un lieu inconnu, nous commençons généralement par un balayage circulaire afin d'en repérer les limites, les dangers potentiels et les issues de secours. La plupart des données du décor et les distances relatives des objets sont enregistrées plus ou moins consciemment, selon que le regard s'attarde ou non sur un détail intéressant. Car on entre aussitôt dans le domaine de la psychologie visuelle ; chacun voit avec son cerveau, donne un sens à ce qu'il connaît, à ce qu'il désire, à ce qu'il craint. La curiosité personnelle suit de très près les réflexes de la survie.

Une multitude de points de vue

Il ressort de ce rapide examen que l'appréciation du relief dépend de l'observateur, et que l'on court toujours après une définition complète de la réalité. C'est pourquoi tous les moyens de représentation suggèrent la sensation de relief par des procédés différents. Le dessin au trait fait appel à la mémoire des formes en symbolisant un objet déjà connu ; la peinture en trompe-l’œil tire parti des lois de la perspective ; la photographie en noir et blanc ajoute la perfection du modelé ; la couleur, une différenciation supplémentaire ; le cinématographe, le travelling et l'exploration de l'espace-temps. Dans cette course au réalisme, on peut se demander pourquoi le cinéma en 3D, lui- même héritier de la stéréoscopie, n'a pas réussi à s'imposer culturellement. La photo en relief a pourtant obtenu un certain succès dans la seconde moitié du XIXème siècle, coexistant avec un grand nombre de jeux optiques, avant d'être victime d'une sorte de "sélection culturelle", pour reprendre une formule évolutionniste.

Convention et artifice

Rappelons tout d'abord la lourdeur du procédé, qui nécessite deux fois plus de matériel : une image pour chaque œil, deux objectifs de prise de vues, des lunettes adaptées au visionnage, sans oublier la mise au point contraignante du système. Mais cela n'explique pas la désaffection de la majorité du public, ni celle des producteurs de spectacles. On peut constater simplement que la photo "en relief" est plus artificielle que la photo "normale", parce qu'elle offre en même temps une impression saisissante de profondeur et une séparation ridicule des différents plans de l'espace, qui s'échelonnent bizarrement comme les éléments d'un décor d'opérette. Il faut admettre que la paroi concave de la rétine ne réagit pas de la même manière qu'un plan-film associé à un objectif ; notre champ de vision est courbe et sans discontinuité. En appliquant notre vue (en trois dimensions) à un espace aplati (en deux dimensions), nous obtenons un genre de relief sans épaisseur, qui caractérise " l'effet stéréoscopique". Vérité paradoxale : plus on se rapproche de la réalité, plus on distingue ce qui nous en sépare, et mieux on voit l'illusion du procédé. L'image stéréo est irréelle à force de réalisme, tandis que la photographie est comparativement plus conventionnelle, car elle s'adresse plus naïvement au cerveau par l'intermédiaire de l'œil.

Le pur plaisir des apparences

Selon la même logique, le cinéma "en 3D" serait plus factice que le dessin animé, et artistiquement plus limité... Mais peu importe ; si la stéréoscopie conserve un pouvoir de fascination, c'est davantage en raison de son côté spectaculaire que grâce à la qualité des images proposées, qui relèvent plus souvent de la perception brute que de l'innovation esthétique. On pourra néanmoins découvrir dans l'exposition un aspect inédit de quelques objets déroutants, comme les gouttes d'eau d'une fontaine lumineuse, les flammes d'un brasero, ou l'envol des pigeons de Paris. Et remarquer l'absence du voyeurisme érotique ou de la franche pornographie, qui ont pourtant fait les beaux jours du procédé. L'amateur de sensations fortes devra se replier au Stéréoclub de France, pour admirer sur grand écran un accouplement de scarabées en gros plan et en relief, la projection étant évidemment interdite aux insectes. Décidément, l'image stéréo attend son Léonard, qui saura dépasser l'effet de surprise dans un portrait plus vrai que nature. Mais elle répond aux voeux du peintre Apelle, qui désespérait de rendre l'écume sortant des naseaux d'un cheval, et qui réussit... en jetant de dépit sur la toile son chiffon à nettoyer les pinceaux. Une convergence imprévue du genre figuratif et de l' action painting.

L'expérience du monde virtuel

Puisque la réalité ne se laisse pas prendre, pourquoi ne pas adopter le trucage pour lui-même ? Le faux est en âge de concurrencer le vrai, et de le reléguer au statut de "songe à peine plus consistant". L'application de l'infographie en 3D au cinéma et aux images de synthèse donne un surplus de vitalité à des animaux jamais vus et à des héros de bande dessinée. A ma droite, le dinosaure numérique trop parfait pour être honnête; à ma gauche, le karatéka suspendu en plein air pendant que la caméra tourne autour de lui... Préparons-nous à l’exhibition simultanée du vrai et du faux. Il devient possible de voir comme un robot sur la planète Mars, de visualiser l'intérieur du cerveau et de se promener de plus en plus concrètement dans un monde inaccessible ou imaginaire. Le grand sorcier du numérique a inventé pour l'œil la "direction assistée". Mais pour l'instant, l'homme de l'ère informatique n'explore pas tant les lois de la nature que les possibilités de la machine.

Copyright Objectif Numérique 11/12/2000