Réflexions sur l'écran
sous-produit d'aujourd'hui ou support de demain ?

par Samuel Duchay http://duchay.photo.free.fr

A l'internaute inconnu

Beaucoup de photographes exigeants hésitent à diffuser leurs images sur Internet. Ils trouvent que le transfert électronique est de qualité médiocre et qu'il ne rend pas justice aux nuances d'un tirage sur papier, considéré comme l'oeuvre originale. A quoi bon être publié, si c'est pour être dénaturé ? La surface vitrée de l'écran serait tout juste bonne à faire parader l'actualité volatile (sinon oiseuse) de la télévision. L'ordinateur fait cependant partie des supports électroniques non permanents dont il va falloir maîtriser l'emploi. Alors qu'une image sur papier demande à être éclairée pour être vue, le moniteur dispose de sa propre source lumineuse et de plusieurs outils de contrôle du visionnage.

Il faut reconnaître que la trame de l'écran a été conçue au départ pour établir des "listings" ou lire des caractères d'imprimerie, et que sa définition ne permet pas de contempler vraiment une image mais d'en proposer facilement une version simplifiée, reproductible à l'infini ou presque. La qualité de cette reproduction est tributaire de la carte graphique de l'ordinateur qui la décrypte, de la qualité de l'écran qui la reçoit, du rapport de résolution choisi, de la surface d'écran disponible, de la vitesse de rafraîchissement, de la fréquence de balayage, etc. Chaque système de lecture induisant une déformation qui lui est propre, il est impossible pour le photographe de savoir dans quel état exact arrivera son image de départ.

Après ce constat désolant, admettons que l'internaute moyen dispose d'un système de très haut niveau pour visionner nos chères photographies ; encore faut-il qu'il soit capable de le régler correctement. Généralement il n'y pense même pas, ou bien il a une confiance aveugle dans les réglages d'origine qui varient selon le goût et les a priori des constructeurs. Ceux-ci ont parfois tendance à corriger le rendu subjectif des moniteurs afin de masquer le manque de définition réelle de leurs produits. Cette pratique commerciale est responsable de toute une esthétique du tape- à-l'oeil ; elle s'appuie sur la paresse intellectuelle du consommateur qui va plutôt s'adapter à l'outil qu'on lui tend que chercher à l'adapter à un usage plus rationnel.

Arrière-plans esthétiques

Un moyen de restitution bien équilibré ne flatte pas le spectateur avec des effets artificiels. En cela il peut sembler austère et un peu décevant parce qu'il passe inaperçu ; mais la discrétion est la vertu de la transparence. On comprend aussi qu'elle est à l'opposé des arguments publicitaires, et que certains constructeurs n'hésitent pas à inventer des fonctions miracles, du type sharpness, soit définition accentuée ; ou encore vivid color, ou couleur plus vivace. En regardant attentivement au niveau du pixel, on constate à chaque fois une diminution des détails, dont la conséquence est une meilleure séparation des contours sur l'ensemble de l'image. Mais si l'on y voit plus net, on n'y voit pas forcément plus vrai. De tels palliatifs sont là pour faire illusion et retardent les progrès dans l'amélioration des écrans, car ils contribuent à la mauvaise éducation de l'oeil.

Il n'y a pas de considérations purement techniques. Toute évolution d'un appareil photo ou vidéo est au service d'une idée implicite, et les artistes eux-mêmes ne font qu'explorer certaines possibilités de leur moyen d'expression. Or, l'idéal des concepteurs de matériel semble être la plus grande précision microscopique dans l'observation de la nature, qui mène à la reproduction en couleurs de haute définition. Cet hyper réalisme débouche sur une stimulation visuelle excessive, dont l'objectif n'est plus la sensation d'origine mais la sensation pour elle-même. Une fois privée de référence, cette recherche dépasse la sensation et s'apparente bien vite à la séduction. Il s'agit en fait de "scotcher" le regard du spectateur à l'écran, en occupant son oeil avec une densité maximale d'informations.

Le projet scientifique initial a débordé de sa finalité première, tout en révélant une tendance profonde, qui est la fascination du technicien envers l'outil lui-même. On peut dire que la surenchère technologique finit par s'opposer à la technique, au sens où la foi en l'outil ne favorise pas toujours la maîtrise des outils. Cela correspond en fin de compte à un monde passé du côté de la lumière électrique, des images de synthèse et des effets spéciaux.

Arrière-plans commerciaux

La photographie affichée sur l'écran n'est que la transcription d'un fichier sur un récepteur de plus ou moins bonne qualité. Pour s'adresser à tous les porte- monnaie, il existe pour chaque type de produit le bas de gamme, le milieu de gamme, et le haut de gamme. Chaque secteur possède un rendement qualitatif et une logique particulière.

Pour ce qui est du bas de gamme, il s'agit de réduire au minimum le prix de vente d'un ordinateur, et la section "image" est généralement sacrifiée. On peut dire que les vues affichées ne sont alors que de simples renseignements sur le potentiel des photos. Celles-ci apparaissent trop sombres et trop contrastées, sur des écrans de petite taille qu'il est impossible de régler de façon satisfaisante.

Le milieu de gamme est dominé par la question du rapport qualité-prix. Il concerne la majorité des utilisateurs, qui la plupart du temps sous-emploient leur matériel, parce qu'ils ne savent pas en tirer le maximum. Il est très important que cette catégorie devienne plus exigeante, afin que le niveau de qualité général augmente. Car c'est par le milieu que se mesurent les améliorations.

En effet, le haut de gamme ne s'adresse qu'à un petit nombre de spécialistes ou d'amateurs fortunés, et fait davantage pour le prestige de la marque que pour ses rentrées financières. La qualité se trouve ici placée en priorité, mais de façon marginale par rapport à l'essentiel du marché. C'est dire qu'il y a toujours un décalage entre l'arrivée d'un progrès et son accès réel au grand public.

La perfection… pour demain

Il faudrait aussi se demander si la qualité optimale du rendu sur écran fait vraiment partie des priorités des utilisateurs et des fabricants. A un certain degré, une qualité "trop grande" aurait pour effet la disparition à terme du support papier. Pour l'instant, on fait surtout valoir comme progrès certains avantages pratiques de la numérisation : vitesse de traitement, de visionnage, et de transmission des images. Et pour un photographe, le moyen de montrer ses archives partout là où se trouve un accès à Internet.

On promet pour bientôt des tirages de qualité supérieure… Mais si l'on se réfère à l'histoire du procédé argentique, on remarquera que plus les objectifs ont gagné en précision, plus les négatifs ont diminué en surface. Le progrès s'est donc effectué globalement vers le meilleur rapport qualité/encombrement des appareils photo. Le format 24 x 36 a fini par s'imposer, parce que sa qualité a été jugée suffisante et son emploi adapté à la majorité des situations. Il est donc difficile de dire si le procédé numérique va s'orienter plutôt vers la perfection des tirages, la miniaturisation des appareils, ou le remplacement pur et simple du papier par l'écran. Cet avenir n'est pas à prévoir mais à inventer.

Copyright Objectif Numérique 2/05/2001