![]() |
dans l'imagerie composite de Jan Saudek par Samuel Duchay http://duchay.photo.free.fr
Photo Jan Saudek "Puppet" 1996 L'univers du studio Jan Saudek est à la fois peintre et photographe, mais aussi décorateur et metteur en scène de ses images. Le plus souvent il a derrière la tête une idée visuelle qu'il cherche à réaliser progressivement. Après quelques croquis préparatoires sur un petit bloc-notes, il met en place devant le mur délabré de sa chambre un ou plusieurs modèles dans des attitudes volontairement figées, avec un mélange sournois d'érotisme et de symbolisme. De la pratique picturale, il conserve le principe de la pose ainsi que l'arrangement précis des accessoires et des détails vestimentaires. Mais au moment où le peintre pourrait saisir sa palette et ses pinceaux pour s'attaquer à la toile, c'est le photographe qui intervient pour capter la scène d'un seul coup. Il obtient alors un tirage noir et blanc qui sera colorié au pinceau et au tampon par imprégnation de la gélatine. Ici la couleur a pour effet d'augmenter l'impression de relief d'une manière délibérément artificielle, puisque chaque élément de l'image est traité indépendamment des autres. Le fond mural devient ciel de traîne, la peau nue des modèles devient brune ou marbrée ; il y a toute une érotisation de la couleur par l'usage sensuel du rouge et du blanc. On pourrait parler d'une sorte de réalisme fantastique, entre la bande dessinée, la peinture allégorique, la représentation des rêves et le tableau vivant. C'est ce mélange des genres qui semble composer la matière de l'oeuvre ; reste à déterminer la part de chacun des moyens employés. Le rôle spécifique de la couleur En photographie, le noir et blanc est par nature conventionnel et la couleur plus ou moins arbitraire. La pellicule se contente d'enregistrer automatiquement selon le système choisi tout ce qui passe à travers l'objectif ; or, on n'a pas le temps de contrôler pendant la prise de vue à la fois les différents mouvements dans le cadre et le bon arrangement des coloris. C'est pourquoi une photo en couleurs est généralement ou plus statique, ou moins bien composée que la même, prise en noir et blanc. Admettons qu'un peintre-photographe se mette à disposer un par un devant lui chacun des éléments visuels de l'image, en prenant soin de respecter une certaine harmonie des tons. Il y aura toujours quelque chose de frustrant pour lui dans la pauvreté du rendu photographique des couleurs. D'un autre côté, l'appareil photo peut se charger d'effectuer en noir et blanc le dessin des contours et le modelé des volumes avec une rectitude (et une facilité) incomparables. Alors que pour un peintre, la couleur est la matière même du tableau, Jan Saudek l'utilise comme une information surajoutée à la photographie. S'il accentue certaines zones, il ne les recrée pas complètement. Pour preuve, la manière dont il retouche en rose les pointes des seins, et comment il retrace en bleu les veines sur la peau des bras. En cela, il reste fidèle au canevas du tirage d'origine tout en évitant le rendu habituel d'une pellicule couleur. Comme le procédé noir et blanc n'est ni réaliste, ni artificiel, il ne répond qu'en partie aux exigences de Saudek : son tirage de départ est toujours plus fort sur le plan symbolique que sur le plan décoratif. Tout le travail du coloriste va consister à se défaire de la gamme de gris conventionnelle en se réappropriant la surface de l'image. C'est la marque la plus évidente de son style. La persistance du modèle Quand il pose pour un tableau, le modèle est réincarné en particules de couleur et peut concrètement disparaître. Mais l'objectivité de l'appareil photo trahira toujours la présence vivante de l'individu d'origine sous les différents masques. En cela, une photo de Saudek est aussi un reportage sur la préparation d'un tableau à jamais inaccompli. L'objectivité de la prise de vue a remplacé la peinture par une captation, mais aussi l'allégorie par une simulation. Le spectateur assiste en effet, dans l'intimité du studio, à l'évocation théâtrale d'un contenu symbolique par un contenant bien réel. Par exemple, on pense évidemment à l'idée de la mort quand on voit la photo d'une jeune fille nue regardant un crâne ; mais on ne peut pas s'empêcher de remarquer objectivement qu'il s'agit là d'une jolie blonde d'Europe de l'Est, peut- être une étudiante rémunérée pour la circonstance, et qui tient à bout de bras une tête de mort ou un accessoire de théâtre. L'ambiguïté du propos est encore plus forte quand les tableaux vivants font allusion à des situations plus scabreuses, auxquelles participe le photographe lui-même, entouré de femmes opulentes et d'enfants déshabillés. On a l'impression que la mise en scène académique sert de prétexte à un happening joyeusement libertaire, où la nudité finit par déborder du spectacle. La teneur du scandale C'est au fond l'aspect le plus troublant des fantasmes visuels de Saudek, cette façon de montrer la chair en faisant mine de traiter le sujet, qui a dû lui attirer des ennuis auprès de la censure de son pays. Il y aurait toute une histoire de l'art à écrire du point de vue de la police et des moeurs. De même que l'adjudant a le coup d'oeil quand il s'agit de repérer une forte tête, on peut compter sur les agents d'un régime autoritaire pour flairer la subversion sous la couverture décorative. On n'est bien jugé que par ses ennemis... La mise en cause des photos de Saudek proviendrait en fait de l'étalage d'une liberté scandaleuse, celle d'affirmer la puissance de son désir tout en y soumettant d'autres individus – c'est là, on le sait, le monopole de l'Etat. ![]() Rien à voir avec un type de scandale proprement pictural ; prenons par exemple celui d'Olympia de Manet. Ce qui assure la pérennité d'un tel tableau, c'est au contraire la coïncidence troublante entre le sujet et l'objet, en l'occurrence entre la courtisane (que l'on paye pour coucher) et le modèle (que l'on paye pour poser). La figuration d'un personnage idéal par un modèle humain est le point fort de la peinture, qu'elle soit allégorique ou naturaliste. Un photographe qui se mêle de pictorialisme court le risque de sombrer au dernier degré du kitsch. A moins qu'il ne trouve dans le modèle lui-même le masque du symbole ; comme dans la fameuse photo de Cartier-Bresson, montrant les deux prostituées mexicaines apparaissant à travers les trous de leurs portes.
Il se trouve que le génie particulier du procédé photographique est de révéler le caractère exceptionnel du modèle, envers et contre tous les moyens d'expression qu'on cherche à lui imposer – avant ou après la prise de vue. Cette empreinte se réalise au moment du déclenchement. La photographie étant le dessin absolu, la couleur ne peut lui apporter qu'une variation relative. C'est pourquoi un tel mélange de photo et de peinture n'est pas un genre à part ; c'est encore et toujours, essentiellement... de la photographie. Jan Saudek est représenté par la galerie Kamel Mennour, 60 rue Mazarine Paris VIVisuel Galerie Kamel Mennour/Musées Nationaux |
![]() ![]() ![]() |