L'image parlante
ou le mariage forcé des mots et des photos

par Samuel Duchay http://duchay.photo.free.fr

à propos de l'exposition "Détours" de Raymond Depardon...

Genèse de l'information

Chaque jour, dans une agence de presse ou une chaîne de télévision, un petit nombre de gens décide de ce qui est important et de ce qui ne l'est pas. Au commencement, il y a la réalité des faits ; certains faits sont l'objet d'un rapport écrit, qu'on appelle une dépêche ; certaines dépêches suscitent un reportage sur le terrain, et certains reportages créent l'événement, c'est-à-dire le passage du chaos à l'existence médiatique. Car tout événement est une interprétation des faits. Et l'événement le plus marquant (le fameux scoop) est lui-même survalorisé par l'ensemble des acteurs de l'information, pour des raisons qui n'ont parfois rien à voir avec l'intérêt des faits ; il s'agit alors d'applaudir l'exploit journalistique, de répondre à l'attente du public, ou tout bonnement d'éveiller le scandale. Eh oui, l'actualité n'est pas l'Histoire, loin s'en faut ; tout au plus l'écume en haut de la vague. Un second tri sera fait par la postérité. Quant au réel, rien ne nous autorise à le juger compréhensible. Sa mise en forme par les moyens du journalisme n'est qu'une façon de le rendre plus digeste, dans un monde où consommation et communication ne font qu'un.

Pouvoir de la parole

On aura compris l'importance du Verbe, à l'origine et tout au long du processus de fabrication. Avant même que le preneur d'images soit sur les lieux, il a été commandité pour concrétiser l'histoire que transmet la dépêche ; il se rend donc sur place avec une intention très professionnelle : celle de capter sur le vif l'image d'un événement dont il a une idée préalable, au lieu de témoigner de ce qui se passe réellement au moment où il arrive.

Souvent, la vitesse du traitement de l'actualité ne permet pas de corriger le tir, et le photographe passe à côté du sujet réel pour avoir voulu "couvrir" le sujet imposé. Quand il ne rate pas les deux! (Citons pour le plaisir la scène du film The Cameraman, où Buster Keaton mime à lui tout seul un match de base-ball dans un stade vide, parce qu'il s'est trompé de ville pour filmer le vrai match.) La frustration et le bidonnage plus ou moins conscient font partie du métier. Au moment de la publication, l'écrit intervient à nouveau sous la forme d'un titre éventuel en première page, d'une légende sous l'image, et surtout du commentaire qui l'accompagne. Le sort le plus courant de la photo de presse est d'étayer un propos ou d'en fournir une illustration.

Trahison par l'image

Une bonne photo se prend malgré soi " on est pris par elle " et rien ne peut désamorcer la charge de réalité qu'elle contient. C'est pourquoi les directeurs de l'information se méfient toujours des collaborateurs qu'ils envoient aux quatre coins du monde. Et si tout à coup l'un d'eux se mettait à jouer cavalier seul, à écrire lui-même ses textes et à exprimer ses états d'âme ? Parce qu'il a fait entrer le "moi, je..." dans le monde impersonnel de l'actualité, on a reproché à Raymond Depardon de désobéir au principe de base du photo-journalisme (fais l'image et tais-toi), au lieu de voir dans sa démarche le symptôme d'un malaise dans l'information, dû à ce qu'il faut bien appeler la trahison du réel par la représentation.


Problème philosophique (comment faire une "bonne" photo qui ne soit pas une "belle" photo) aussi bien que moral (comment ne pas trahir la personne que l'on photographie au profit de celle qui achète la photographie). Pour y voir plus clair, il fallait s'interroger sur le métier, faire la part du reportage et celle de la fiction, se réapproprier son travail. En tout cas, prendre du recul par rapport à une activité qui ne laisse pas à l'opérateur le temps ni l'espace pour contrôler ses propres images.

Changement de présentation

Depardon s'efforce de casser la mise en page traditionnelle de l'actualité en expérimentant des formules nouvelles. Il expose côte à côte ses images et ses notes, mais le photogramme devient l'élément d'un journal de bord ou d'une autobiographie, et l'écrit joue le rôle de la "voix off" au cinéma. Ce qui a pour intérêt immédiat de protéger l'image contre l'intrusion d'un long discours, tout en préservant les espaces blancs du papier.

On pourra évidemment critiquer le caractère sentimental ou terre-à-terre de ces confessions ; mais ce que dit le photographe est peut-être moins important que le fait de briser un silence complice et de déranger le ronronnement des médias. Car il ne suffit pas de décréter qu'une bonne image se passe de commentaire ; la difficulté est d'amener le spectateur à développer son point de vue en accordant à la photographie autre chose qu'un regard distrait. Depardon est plus à l'aise dans l'espace du livre et dans le temps du cinéma, qui permettent un retour en arrière et un regard prolongé. Il passe peu à peu du coup d'oeil à la contemplation, et se dirige vers les paysages désertiques et le film documentaire. A l'image symbole il oppose la série d'images, et au découpage de l'actualité télévisée la durée sans concession du plan-séquence. On savait déjà que plus le sujet est fort, plus il faut filmer simplement ; on découvre avec Depardon cinéaste le rythme intégral du quotidien, avec ses temps morts et ses variations d'intensité vus à la loupe.

La notion d'événement

Une approche différente du réel remet en question le contenu de l'actualité. Le reporter qui prend le temps de vivre dans un pays étranger réussit à poser son regard et à photographier là où il ne se passe rien. Car le véritable événement, c'est la réaction du photographe, le cadrage, la composition, les relations internes entre les éléments qui remplissent le rectangle. Il n'y a pas autre chose dont on puisse parler, sinon évoquer le fantôme du souvenir et le regret d'être passé à côté de la vie ce que fait Depardon, avec un certain attendrissement qui contredit l'austérité de son regard : comme par compensation, il se décharge dans ses textes de l'effusion sentimentale qu'il refuse à ses images.

Il reste un photographe qui écrit, plutôt qu'un écrivain qui prend des photos. Les cris du coeur, les histoires de chasseur qui a raté son coup ennuient à la longue, et le monologue intérieur du reporter en mal d'amour n'intéresse que lui. Surtout quand il parle de tout sauf de photographie… De toute façon, l'auteur d'une oeuvre n'en détient pas toutes les clés. Il n'est pas le meilleur spectateur ni le critique le plus avisé devant ce qu'il a créé - en collaboration avec le Hasard. (Au Moyen-Age, on ne se posait pas tant de questions ; l'image s'adressait au peuple, et le texte à de rares lettrés capables de le comprendre).

Montrer sans démontrer ...

... ce serait le degré zéro du reportage. Mais chacun témoigne aussi bien de l'état des choses que de son propre état d'esprit. Le photographe réagit d'abord à chaud pendant la prise de vues, puis il passe les épreuves au tamis du sens critique. L'un peut très bien faire encadrer ce que l'autre mettra directement à la poubelle. Certains jugeront que la démarche la plus authentique consiste à exposer ses planches-contacts avec les perforations du film, d'autres ne sélectionneront que la meilleure image d'une série, selon des critères qu'ils n'ont pas forcément définis eux-mêmes. La question se pose également de savoir comment mettre en valeur son travail, en utilisant au mieux les principaux moyens de distribution sans céder au "formatage" des gestionnaires de l'image.

L'arrivée de la télévision et de la vidéo a modifié le statut de l'image de presse. On a pu dire que la photographie avait tué la peinture (tout au moins une certaine forme de peinture figurative ou historique) ; de même la télévision a tué une certaine photographie anecdotique, en augmentant l'effet de réel par la diffusion en direct. Le photographe de presse est condamné à devenir un artiste autonome ou un tâcheron de l'actualité. A moins que la prolifération des images et des chaînes de télévision sur Internet ne change à nouveau la donne.

Copyright Objectif Numérique 8/01/2001