Psychanalyse du numérique
ou la part de l'inconscient dans les "nouvelles images"

par Samuel Duchay http://duchay.photo.free.fr

La qualité serait-elle une quantité qui s'ignore ?

Numeri innamorati, 1924 (Giacomo Balla)

Tout nouveau, tout beau...

L’image numérique est censée succéder à l’argentique. Or, dès qu’une technologie nouvelle apparaît, il manque pour l’appréhender ce que les spécialistes appellent "un appareil conceptuel", et la réaction la plus spontanée est alors de la comparer à la précédente, en utilisant des critères inadaptés. Pour juger selon le tempérament et non la raison, les modernistes applaudiront les avantages, les nostalgiques maudiront les inconvénients, chacun en fonction de ses priorités ou de ses habitudes. Par manque de recul, on ne voit pas que le progrès est l’expression des valeurs maîtresses d’une époque, et que celles-ci dissimulent des motivations plus profondes et plus inavouables. Disons que derrière les banalités se cachent certaines évidences... Il est difficile de comprendre comment un système nouveau répond à un désir enraciné, en même temps qu’il bouleverse les comportements – sans oublier que son irruption dépend d’une série de hasards.

Un peu de vocabulaire

Le négatif est un "objet original unique", à partir duquel on tire une épreuve par impression analogique. Le procédé est par nature soumis à l’erreur et la déperdition, au sens où la copie d’un négatif est de moins bonne qualité que l’original, la copie de la copie encore moins bonne, etc. Mais chaque tirage est une interprétation différente ; le terme de qualité se rapporte aussi bien à l’intervention personnelle du tireur photo, qu’au caractère indéfini et aléatoire de la chimie, qui font le grain particulier de l’image. L’épreuve est à son tour un original indissociable de son support matériel, et son unicité en fait une valeur pour le propriétaire.

Avec le transfert par codage numérique, l’image de départ est directement divisée en points de repère (par échantillonnage et pixellisation) et reconstituée sur un écran par décryptage. La qualité numérique coïncide avec la quantité d’informations (ce qui sous-entend que la qualité idéale est une quantité infinie). Comme la donnée initiale est réduite à une formule chiffrée, il n’y a plus de copie à proprement parler, mais la réplique d’un fichier. En dehors des erreurs accidentelles, on peut dire que la deuxième version sera identique à la première. Ce système a pour conséquences : la mise en retrait de la notion d’original ; la transmission instantanée des fichiers ; la facilité de trucage par accès aux numéros de code.

Deus in machina

La numérisation répond tout à fait au fantasme de l’homme de science, ou plutôt du scientiste, qui est d’obtenir à partir du monde une image totalement calculable. (Bien que l’apparente complexité du système repose sur une simplification au départ, à savoir: la réduction du phénomène vivant à des statistiques). C’est aussi le but de l’homme de communication que d’arriver à une distribution immédiate des données sur la Terre entière; c’est encore le rêve de l’homme de pouvoir que de contrôler la circulation des messages, puis de contrôler les contrôleurs, etc. Au quadrillage de la planète par les méridiens et les parallèles correspond la mise au carré des espaces virtuels par le classement informatique. Sur le réseau Internet se livre alors une guerre de conquête passée au stade de l’abstraction, puisque le combat est porté sur les images, et les corps tenus à distance. Il s’agit d’occuper tout le champ médiatique par les moyens de la fascination. Et le nouveau territoire est toujours celui du désir, dont la loi est celle de la concurrence, et la finalité, la pure domination.

Le plaisir à la chaîne

Si la vérité du désir est de désirer sans fin, la rhétorique du Nombre consiste à se répéter, pareille à elle- même, dans une autosatisfaction perpétuelle. La combinaison des deux aboutit logiquement à l’imagerie publicitaire "haute définition", dont la perfection figée ne trahit ni défaut ni qualité. On peut s’attendre à une diffusion accélérée des artifices numériques, puisque le clonage est l’âme du procédé. Comme le piratage est l’envers de la propagande... D’ailleurs, est-ce un hasard si les secteurs les plus visités sur le réseau (Sexe et MP3), sont tous les deux des avatars de la reproduction, qu’elle soit instinct physique ou duplication informatique ? L’anonymat laisse libre cours au trafic maximal du désir et aux pulsions régressives. On serait tenté de croire que les espaces virtuels sont illimités, mais en fait la rivalité s’exerce aussitôt qu’un domaine se révèle, et la sélection fait son oeuvre au service des plus efficaces ou des plus chanceux ; et cela d’autant plus rapidement qu’elle s’exerce dans un milieu plus immatériel. L’idéologie de la start-up se résume en deux mots : s’imposer/se répandre. A son drapeau, un chiffre (d’affaires) et une image (de marque).

Un outil sans mode d’emploi

Contrairement au grand thème de la science-fiction, les machines sont loin de prendre le pouvoir, même si la dépendance de la plupart des humains à leur égard augmente. Tout porte à penser que les usages pervers ou les erreurs augmenteront également de manière imprévisible, et qu’au lieu d’une fiction totalitaire du type 1984, nous aurons droit encore à un lot de foutaises et foirades sans précédent : comme le feuilleton Monica Lewinsky, ou l’indiscrétion multipliée par les miroirs du peep show médiatique ; le message racoleur "I love you", ou la vitesse de l’information au service des virus; les "élections-pour-rire" du président des Etats-Unis, ou le retour au décompte manuel des voix par peur des falsifications électroniques, etc. En me livrant au délire d’interprétation à propos des nouvelles technologies, j’obéis moi aussi à une mode qui fait rage en début de millénaire ; mais j’en profite pour attirer l’attention sur les religions masquées, la manipulation des esprits, et le bricolage aveugle de ceux qui voudraient déguiser le piéton de base en James Bond à la petite semaine.

Copyright Objectif Numérique 22/01/2001