La cérémonie de l'interview
suivie de quelques perversions du système audiovisuel

par Samuel Duchay http://duchay.photo.free.fr



Poste de télévision, fin du XXème siècle

" La prochaine fois, je vous dirai pourquoi la télévision, ça ne peut pas marcher." C'est par cette pirouette que le photographe, éditorialiste (et franc-tireur) Chenz avait coutume d'en finir avec certains de ses articles. Une manière désinvolte de conclure un propos strictement technique, sans aucun rapport avec le sujet traité. Et aussi une promesse à ma connaissance restée sans réponse, de la part d'un homme qui ne passe pas pour avoir la langue dans sa poche... Qu'il me soit permis de prendre le relais après ces paroles en l'air, en les traitant avec tout le sérieux qu'elles méritent : un revers de la main en dit autant qu'un long discours. Commençons par balayer cette noble institution qu'est l'interview télévisée.

La vérité docu-menteuse

La télévision, "ça ne marche pas", parce que les gens qui parlent n'ont pas toujours la tête de ce qu'ils disent. Ce serait trop simple si tous les salauds avaient un discours de salaud et une tête de salaud. Prenons le cas de l'interview d'un brave type qui a une tête de salaud ; comme disent les scientifiques, le cerveau droit du téléspectateur sera convaincu de la franchise du discours, pendant que le cerveau gauche ressentira l'expression du visage comme contradictoire. Des éléments plus irrationnels encore viendront perturber sa perception globale : un détail insignifiant, une couleur de cravate, une vague ressemblance, etc. Il s'avère que l'oeil et l'oreille fonctionnent séparément, plus ou moins consciemment, et parfois l'un sans l'autre. A la télévision la concordance entre image et parole n'arrive que par hasard et c'est ainsi que l'on emporte l'adhésion du public ; il faut "parler aux yeux" pour être une star du petit écran. La star est la personne chez qui tout coïncide ; l'extérieur avec l'intérieur, le chichi avec le style, la vie avec l'art.

Le témoignage vécu

Le parti pris documentaire du petit écran s'oppose à la symbolique du théâtre grec, où les comédiens s'avançaient masqués, ainsi qu'à la fiction cinématographique, où les acteurs sont choisis pour incarner les personnages. Dans le cas du théâtre grec, le mouvement des visages ne doit pas détourner le spectateur du caractère immuable du texte ni des personnages mythiques de la tragédie. Inversement, au cinéma, c'est le mouvement même des corps et des images qui traduit les états d'âme des personnages. Dans le premier cas, l'expression est préservée ; dans le second, elle est réalisée. Les effets accidentels du hasard sont plus ou moins contrôlés. Pour qu'une vérité humaine puisse s'exprimer, il faut que la puissance évocatrice du langage soit plus forte que la réalité du fait divers. C'est terrible à dire, mais le drame individuel le plus poignant reste anecdotique s'il ne prend pas une valeur universelle. On pleure à la Tosca, pas devant le journal télévisé. La télévision emploie les moyens du cinéma en modèle réduit. Elle n'a de puissance émotionnelle que par la diffusion massive en direct, mais comme on dit dans le métier : "il n'y a rien de plus mort que l'actualité de la veille".

Parler pour être vu

Celui qui parle à la télévision, par le fait même qu'il utilise un instrument du pouvoir, s'installe dans une simulation de discours qui n'est ni du théâtre, ni de l'improvisation, mais une tentative de maîtrise de l'outil médiatique. C'est donc toute une affaire pour un personnage public que de "représenter ce qu'il est". Le principe de l'interview est codifié par l'usage et passe inaperçu à la longue. Il présuppose que l'invité est venu pour parler, qu'il sait de quoi il parle et veut bien nous le dire sans rien nous cacher. On a souvent reproché à la TV de n'être que de la radio illustrée ; or cette illustration nous détourne le plus souvent du propos au lieu de l'éclaircir. On pourrait tout aussi bien parler d'imagerie sonorisée ; combien ne s'expriment pas pour être entendus mais pour être vus... Il est alors bien venu d'ouvrir le col de sa chemise pour montrer qu'on veut communiquer : règle numéro un paraît-il dans le langage des signes - j'allais dire des singes. A la télé, on voit tel obscur philosophe tenter de défendre les libertés avec "une gueule pas possible", pendant qu'un footballeur ou une chanteuse à la mode sont interrogés sur l'avenir du monde. Cela ne choque personne, car il s'agit au fond de se divertir ; on ne peut pas vraiment regarder en même temps qu'on écoute, d'où l'intérêt des conversations en lumière tamisée.

Voir et ne pas croire

A l'époque d'Alexandre, le bouche-à-oreille faisait la réputation d'un homme ; Napoléon a compté sur la presse écrite pour établir ses victoires ; Hitler a utilisé la radiophonie pour sa propagande. Un phénomène qui se précise à propos de la télévision, après la banalisation de tout, c'est la mise en doute de toute information. Dans ce cas extrême, le téléspectateur saturé d'images s'accuse d'avoir été trop naïf et ne croit plus en rien. En passant du côté de la méfiance absolue, il devient alors imperméable au moindre mensonge mais aussi à une éventuelle vérité. Cet usage pervers de l'intelligence permet de justifier un détachement paresseux vis-à-vis de l'actualité, et ouvre la porte à l'insignifiance généralisée. L'intellectuel fatigué fait le lit de ses ennemis naturels, les idéologues et les marchands d'idées. Le nihilisme ouvre la porte à l'indifférence : avant, on ne savait pas ; maintenant, on croit savoir ; bientôt, on se moquera peut-être de savoir ou non. La télé-vision ne nous rapproche pas le lointain, elle nous rend lointains. La multiplication des chaînes rend l'accès à toutes les informations matériellement impossible et virtuellement infini. La puissance est en mesure d'être paralysée par le potentiel. Et l'indifférence dépassée par le vertige...

Bavarder en direct

Tout cela est bien joli, me direz-vous ; mais quel trésor qu'une interview de Shakespeare, ou de Léonard ; mieux encore : de l'un par l'autre ! Et pourquoi pas Moïse interviewant Dieu le Père ? Nous saurions enfin si Shakespeare a vraiment existé, ou si c'est en sciant que Léonard de Vinci ; toutes ces questions indispensables qui ont justifié l'invention du tube cathodique. Un grand homme rentrera-t-il dans le petit écran ? Ou ce dernier n'aurait-il pas tendance à rapetisser les choses... On prétend que s'il avait pu, Jésus se serait servi de la TV pour répandre la bonne parole ; avouons plutôt qu'à l'époque de la communication un Christ n'est guère pensable. Où trouver un vrai désert ? Et quarante jours de silence ? Comment réaliser un miracle sans recours aux images de synthèse ? Sans compter que la barbe n'est plus à la mode, sauf s'il s'agit d'enregistrer un dignitaire taliban avec une caméra cachée. A ce propos, c'est aussi dans les salons parisiens qu'il faudrait aller "taper en douce", et montrer le résultat aux étrangers. Beaucoup de gens se déboutonnent facilement mais crient au viol dès qu'on les filme à leur insu. Les conventions sont garanties par des lois. Dommage... L'interview cesserait d'être un exercice hypocrite pour gagner le frisson un peu voyou de la photographie sur le vif.

Copyright Objectif Numérique 30/11/2001