La photo sans identité
d'après les objets visuels de Sarah Dobai

par Samuel Duchay http://duchay.photo.free.fr

Photo Sarah Dobai "Castings 2"

En amont du portrait

Pour Sarah Dobai, la vérité du portrait échappe aux petits stratagèmes utilisés par le photographe de quartier pour mettre à l'aise son modèle. Dans les trois images de Castings 2, les personnages sont considérés comme la matière première d'un film. Le vrai sujet de cette série est en fait le caractère anti-naturel de la situation, et la réaction provoquée par le corps soumis à un désagrément que l'on cherche généralement à refouler (quand on est devant l'appareil) ou à dépasser (quand on est derrière le viseur).

La manière dont le comportement est affecté par le rituel du portrait photographique est bien connue, et il arrive que les enfants les plus agités se figent aussitôt qu'ils voient l'objectif, tellement ils ont été conditionnés par toute une pratique de la photo de famille. Ici la présentation en tryptique permet d'accentuer ce phénomène de manière quasi ethnologique, en montrant que chacun peut exprimer la gêne à sa façon tout en restant à l'intérieur d'une réaction typique : par le petit sourire crispé, la position de repli du corps ou l'expression torturée des mains l'une sur l'autre.

Ce qui est sous-entendu, c'est au fond l'imposture de la séance de pose, puisque la personnalité (ou la vérité, ou l'âme du modèle, comme on voudra) est justement ce qui résiste à la figuration. Au contraire, le sujet a tendance à se réduire en objet pour éviter d'être saisi vivant par l'appareil : il n'y a pas d'objectivité, mais une objectivation. Pour faire bonne figure, le modèle se réfugie alors dans une attitude conventionnelle qui exprime un malaise bien réel.

Les à-côtés du paysage

La photographie intitulée Tennis Court montre ce qui reste d'un court de tennis abandonné, peu à peu envahi par la végétation. Elle est prise comme on prendrait un élément de repérage en prévision d'un film, parce qu'elle présente plutôt les possibilités d'un lieu qu'un point de vue restrictif sur celui-ci. Le spectateur peut entrer dans ce chaos et s'y promener librement sans subir les directives d'une composition rigoureuse. Evidemment, cette impression d'espace est largement tributaire des dimensions imposantes de l'image. On ne peut s'empêcher de penser à ces vues panoramiques de paysages de rêve que l'on trouve dans les cafétérias et les cantines les plus minables.

Mais ici, le coin ne promet pas un avenir idyllique ; il suggère au contraire la fragilité des constructions, la futilité des loisirs, et même la disparition de l'être humain dans le cycle naturel. Il y a tout un désenchantement dans ces territoires intermédiaires que l'on traverse à la sortie des villes, là où l'herbe folle vient grignoter les ruines et menace les contours de la cité. A la frénésie du centre urbain s'oppose la persistance de la nature, comme le rappel de l'écoulement du temps.

L'influence du temps de lecture

On retrouve ce goût du micro-événement dans le film Yard, qui se contente de présenter en plan fixe pendant six minutes une entrée de garage, peu à peu voilée par le rideau d'une pluie d'orage qui s'échappe d'une gouttière. La seule apparition d'un homme qui rentre avec un vélo vient rompre cette monotonie ; peu après, la pluie diluvienne s'arrête. Mais on se rend bien compte que cette averse est provoquée par une mise en scène, ce qui produit deux effets principaux : perturber la vision du spectateur par des rayures de lumière, et jouer sur l'attente d'une histoire qui n'arrivera jamais. Ni documentaire, ni fiction : Yard fait référence à ces catégories que le spectateur attend, pour mieux le ramener à la perception brute des choses et à l'insignifiance fondamentale du monde. Après tout, on ne demande pas à la pluie pourquoi elle tombe.

Un monde sans histoires

Néanmoins, il est toujours possible d'interpréter ainsi cette forme de parabole visuelle : "ce n'est pas parce qu'on nous empêche de regarder qu'on nous cache quelque chose". En cela, les moyens de représentation sont moins fallacieux que factices. Ils nous font toujours croire à l'importance de ce qu'ils racontent, alors que l'événement, c'est la représentation elle-même. La suppression de l'anecdote pourrait renvoyer ce film au rayon des emballages vides, alors qu'il mériterait plutôt le statut de "témoignage de rien". Ce rien n'étant pas l'inexistant, mais l'indéfinissable. Comme l'expérience d'exister est réfractaire au langage, les objets que l'on voit se signalent par leur présence passagère et leur absence de signification. Et la prise de vues, en voulant faire face au réel, ne peut traduire que son érosion dans la durée.

La matière des choses

Autrement dit, le fait de vivre est comme cette coulée de peinture qui descend un escalier pour s'arrêter quand le pot est vide (Spill), ou comme la fumée d'une cigarette qui se consume dans un cendrier (Smoke) : un phénomène provisoirement prêté à notre regard, et définitivement ôté à notre entendement. Pour preuve à chaque fois dans l'image la présence d'un témoin impuissant (la jeune femme assise en haut des marches), ou encore inconscient (l'homme endormi dans le fauteuil). Par cette vision à la fois dérisoire et tragique, le spectateur lui aussi a l'impression d'être mis à l'écart. En fait, il est ramené à sa vraie place en tant qu'individu balancé dans le cosmos : exister, c'est être de trop. Perspective dans laquelle il y a tout à voir et rien à comprendre.

Retour à la case départ

Alors que dans le cursus classique, il s'agit pour l'artiste de rivaliser avec ses confrères à l'intérieur d'une catégorie technique bien délimitée (la photo, la vidéo, le cinéma, etc.) l'artiste contemporain met un point d'honneur à ne pas s'enfermer dans une pratique mais à revendiquer une "démarche", en se plaçant dans un no man's land où les anciens critères d'appréciation ne jouent plus : la singularité du projet a remplacé la virtuosité du métier.

C'est pourquoi il emploie tous les moyens artistiques de préférence là où personne n'a encore songé à les utiliser. C'est le principe de la situation limite, qui consiste à explorer l'en deçà et l'au-delà des usages traditionnels d'un art. L'intérêt stratégique de cette démarche est le retranchement dans un non-lieu où le grand public ne peut plus vraiment s'orienter, faute de points de comparaison.

L'artiste contemporain est seul dans son domaine, et c'est justement la propriété privée d'une idée qui définit aujourd'hui sa marginalité. D'où la position critique d'une tentative à la fois minimaliste et non-signifiante : comme chacun y met ce qu'il y trouve, elle renvoie le spectateur frustré à la banalité du quotidien.

Visuel Galerie Zürcher
Copyright Objectif Numérique 2/04/2001