La photographie dans le foutoir
ou les "femmes de rêve" dévisagées par Philippe Meste

par Samuel Duchay http://duchay.photo.free.fr

La putain vend son corps,
le mannequin vend son image ;
l'actrice porno est entre les deux.

Aquarelle (Philippe Meste)

Activisme et avant-garde

Si l'art du geste n'est pas tant création que réaction, celui de Philippe Meste a tout de l'agression délibérée. Dans la série Aquarelles, il a projeté son sperme sur des photos publicitaires de mannequins tirées de magazines de mode, dont il expose les visages fécondés par sa touche personnelle. En cela, il obéit au principe – aujourd'hui classique – du détournement à répétition, mais en renouvelant la notion d'avant-garde : ce que le corps produit avant qu'il se garde (du danger, de la réflexion, du jugement ; de tout ce qui nous incite au refoulement du premier jet.)

On peut y voir la revendication d'un comportement instinctif, ou plutôt déconditionné des structures acquises, des bonnes manières, de la complicité avec le discours établi. "Laisse parler l'idiot qui est en toi ! " dit un personnage du film Les Idiots, de Lars Von Trier. En clair, puisque la société bénit les top modèles à coups de billets verts, autant les honorer comme elles le méritent ; en les faisant dégringoler du piédestal de la mode pour les inonder de foutre... Ce viol symbolique a laissé une trace, qui ressemble à un crachat sur un panneau publicitaire ; c'est-à-dire sur une "image pieuse" qui ne tient pas ses promesses. (Car la libido du spectateur est évidemment orientée vers l'achat d'un objet compensatoire, la frustration permanente étant le moteur du commerce.)

Mais les actions iconoclastes de Philippe Meste seront- elles récupérées par la publicité ? Ne sont-elles pas un hommage rendu à la publicité, puisque détourner une image connue, c'est aussi une façon de se faire connaître ?

Une mise à plat de l'obscène

Après le détournement, la citation. En guise de variations sur un thème, la collection Women in love se compose de portraits de femmes en grand format, tirés de vidéogrammes de films pornographiques. Cette fois, le point de vue est quasi documentaire ; la femme ne défile plus debout sous les flashes, elle se retrouve à genoux et aspergée de fluide vital. La première était une star des médias, l'autre est une professionnelle du X. Ce n'est pas le tout de faire rêver, il s'agit de faire jouir, et de répondre aux exigences du consommateur.

Mais c'est pour mieux dévoiler cette convention du film porno, qui prétend montrer simultanément la jouissance de l'homme et celle de la femme : on voit que l'homme est obligé de se retirer pour prouver sa virilité devant l'objectif, la femme condamnée à faire semblant de jouir, et chacun des deux acteurs sacrifie son plaisir à celui du spectateur. L'instant de la "petite mort", isolé de son contexte, a le même effet que la phrase : "Tu montes, chéri ?" écrite sur un corbillard. Le voyeurisme est totalement désamorcé par ce type de présentation dans une galerie.

Au fond, la pornographie tend depuis toujours à devenir un art populaire, en formant avec la censure un "couple infernal" : chaque élément ayant besoin de l'autre pour exister. L'interdit joue le rôle de stimulant pour l'imagination ; l'obscénité est l'art de la suggestion poussé au dernier degré. Mais l'avant-garde a pour fonction de créer une brèche dans les conventions en provoquant une expérience d'éveil, et l'activisme est plutôt une attitude mentale qu'un passage à l'acte.

L'image montrée du doigt

A la figure habituelle de l'artiste, on rapportait les maîtres mots de naïveté ou de création ; l'art de Philippe Meste se veut lucide et destructeur. La raison en est que le champ culturel s'est superposé au paysage naturel, en saturant tout l'espace disponible ; on ne peut plus sortir dans la rue ni rester chez soi sans tomber sur une image. Et il y a un malin plaisir chez l'artiste expérimental (comme chez le philosophe pratique) à dénoncer le côté factice des représentations. Or, la meilleure façon de démolir un symbole est de montrer son support matériel. Ici la photographie publicitaire est ramenée au statut de papier coloré, aussi bien par les encrages que par les fluides corporels ; et l'agrandissement au format "poster" des vidéos pornos nous révèle une trame numérique, la présence d'un écran et parfois le bord du moniteur.

La matière première du plasticien est effectivement le support même de l'image ; les médias sont à la fois son sujet et son moyen d'expression. L'"oeuvre" emprunte sa substance au décor ambiant, et l'exposition remplit la fonction théâtrale de mise en abîme supplémentaire. Dans ce dispositif, mode et pornographie sont mises sur le même plan ; autrement dit : que l'image commerciale soit au service de la fascination ou de la masturbation, c'est toujours pour canaliser discrètement les pulsions sexuelles du spectateur, et assurer le maintien de l'ordre public.

Entre l'art et l'action

Certains s'activent à démonter la machine médiatique, pour alerter ceux qui prétendent la maîtriser. Mais peut-on encore parler d'art au sujet d'une pratique dénuée de toute virtuosité, et qui refuse de croire aux illusions ? Quelle est la portée réelle d'un geste qui fait semblant de s'attaquer aux idoles de la société, ou d'élever au rang de fétiche sexuel des images vidéo sorties de leur environnement habituel ? La provocation ne dure qu'un temps, avant l'oubli – ou le ridicule. On sent la difficulté d'une position dépassée par la "mort de l'art" (décrétée par les situationnistes) et qui s'agite encore avec les soubresauts du cadavre. Le tombeau de l'activiste est la mise en boîte dans une galerie, même s'il fait des trous dans les murs avec son Robogun.

Les combats véritables se jouent plutôt à l'extérieur, dans l'action politique ou par l'expression dans la rue (Philippe Meste s'est déjà illustré dans ce domaine). Ou alors, de l'intérieur, avec les moyens de l'art : par la production d'un objet singulier qui, à lui seul, fait contrepoids au cynisme et à la misère de l'imagination. Mais il est peut-être plus risqué de revendiquer une valeur esthétique aujourd'hui… que de tirer au lance-roquettes sur les biens de consommation.

Visuel SDP/Meste/Jousse Entreprise
Copyright Objectif Numérique 19/02/2001