Anatomie d'une émotion
un point de vue argumenté sur l'instantané photographique

par Samuel Duchay http://duchay.photo.free.fr

Gala de danse à Cormeilles en Parisis - (S.Duchay/P A P)

Double nature de la photographie

Toute photographie est d'abord un document scientifique, c'est-à-dire une sorte de relevé topographique de la quantité de lumière émise par les objets environnants à un moment donné. En cela, elle est concrètement liée à la nature et à l'histoire du monde, puisque les hypothèses que nous tirons de l'observation du mouvement des galaxies (sur l'âge du cosmos, la théorie de l'expansion de l'univers, etc.) sont dues à notre connaissance des phénomènes ondulatoires. On peut en déduire que ce type de document nous apporte un voir en même temps qu'un savoir, et que l'image instantanée tire sa valeur de son incrustation totale dans la réalité.

Pour cette raison, sur le plan émotionnel, la photographie relève aussi bien de l'apparition que de la composition, de la science que de l'art. C'est ce qui en fait la magie. Le touriste qui montre une photo-souvenir est le cousin moderne du chaman qui cherche à évoquer les esprits du passé. Le procédé garde toujours quelque chose de fascinant en soi, indépendamment de l'intérêt spécifique des images.

D'où le malentendu qui règne encore à propos d'une pratique aussi répandue. En gros, pour la plupart des gens, il y a le travail léché de la "Photographie d'Art" (dont le point culminant est le style pompier du Studio Harcourt) ; et la photo de vacances de monsieur Tout-le-monde : "C'est raté, les pieds sont coupés ; mais on le reconnaît bien, tout de même !" Il sera toujours à la charge du photographe de faire évoluer ces clichés vers un moyen d'expression à part entière.

L'image prise et l'image faite

Les effets spéciaux (par intégration d'images préexistantes ou par fabrication d'images de synthèse) éloignent le procédé photographique de sa vocation première, qui est de représenter des objets soumis à la gravitation et baignés par la lumière d'un instant. La qualité documentaire passe au second plan, derrière la perfection de la mise en forme. L'improvisation laisse place à la manipulation ; le coup d'oeil inspiré à la construction laborieuse ; le génie à la volonté. On intervient avec la lenteur de la peinture dans la vitesse de la saisie photographique.

Cette opération hybride répond d'abord à la préoccupation numéro un du pratiquant moyen (qu'il soit novice ou professionnel) : ne plus "rater" ses photos. Quand on n'est pas capable de tirer parti des accidents, on essaie de corriger les défauts. Au début, il s'agit de rattraper les erreurs faites à la prise de vues, en gommant discrètement les imperfections ; peu à peu, se substitue à l'absence de propos initial un remplissage parfait par des éléments disparates, réunis grâce aux vertus d'un logiciel approprié. Si le trucage est invisible, on se dirige vers un idéal décoratif ; s'il s'agit d'un montage visible, vers un discours symbolique. Dans le premier cas, l'image ne fait plus référence qu'à elle-même, donc à sa propre forme ; elle devient abstraite, voire académique. Dans le second cas, elle fait allusion à un contenu intellectuel et devient artificielle – pour ne pas dire artificieuse.

On ne peut pas contrôler après coup les effets du hasard sans porter atteinte à la nature aléatoire de l'instantané, donc à l'émotion inhérente au geste photographique. Ce dernier participe à la fois de l'art et du sport, et tire sa beauté d'un jeu d'adresse livré sous l'arbitrage du temps. Et ce qui fait courir le chasseur d'images, c'est la curiosité ; pas l'imagination. Il a toujours en vue le geste et non le résultat.

Entre le document et la mise en scène

Qui invente une impossibilité pratique invente un art. Or, il n'y a rien de plus facile que de se contenter d'une image à peu près correcte, surtout à partir des appareils modernes ; malheureusement, leurs automatismes intégrés sont à la prise de vue ce que les préjugés esthétiques sont à la création. Ils interviennent de manière intempestive en réduisant à la fois la part du hasard et celle du photographe. Avec l'apparition des moteurs pour "mitrailler" les images en rafale, le choix de la meilleure photo est tout bonnement reporté au moment du tri sur planche-contact. Quant à la mesure de la lumière incidente (celle qui arrive sur le sujet) aucun appareil photo ne peut la réaliser. Il faut avoir utilisé une cellule "à main" suffisamment longtemps pour sentir la bonne exposition, ce qui permet d'agir mieux et plus vite que n'importe quelle machine.

La photographie réalise d'emblée la peinture en trompe- l'oeil. Il n'y a pas de quoi pavoiser à réussir une image bien nette et bien exposée en prenant tout son temps après avoir planté un trépied. Les qualités de l'objectif ne sont pas celles du regard. Sur le plan expérimental, mieux vaut rater une image que la réussir selon des critères préétablis. Il est nécessaire de capter dans un paysage immobile quelque chose d'impromptu et qui ne provienne pas directement d'une idée picturale. Le peintre a au moins le mérite de créer la matière du tableau, et son regard est fait d'une succession de coups d'oeil. De plus, la perfection du rendu n'est pas un critère absolu ; un peintre comme Delacroix a pu affirmer – en manière de boutade – que lorsqu'un tableau était tout à fait achevé, il fallait l'abîmer un peu pour le rendre présentable.

Parallèlement, la mise en place apprêtée des éléments dans le champ visuel finit par tuer toute spontanéité en accusant la lourdeur des intentions de l'auteur. (La mise en scène convient mieux au cinéma, parce que la vérité du mouvement apporte une authenticité à l'histoire fictive qu'on nous raconte.) Pour éviter de tomber dans le maniérisme ou dans l'arbitraire, la part de la composition dans le cadre doit préserver un rapport subtil entre la théâtralité de la vie et la solidité de l'architecture. En définitive, c'est à la danse que s'apparente le plus la photo sur le vif, car elle présente ce même déséquilibre contrôlé, cet exemple de réussite dans l'échec, d'envol dans la pesanteur. La pire chose que l'on puisse dire d'une image fixe, c'est justement qu'elle est figée ; signe qu'elle n'a pas réussi à dépasser son principe de base en restituant l'impression de mouvement.

Un noeud dans le fil du temps

Réaliser des miracles : voilà une ambition à la hauteur du procédé. Car le miracle est le rêve accompli d'un seul coup, par la grâce de l'intuition combinée au génie de l'occasion. C'est en élevant le geste à la difficulté maximale que la photographie parvient à retenir le spectateur, témoin d'une équation heureuse entre l'espace et le temps. La coïncidence de la géométrie et du hasard a quelque chose d'éternel. Au milieu d'une foule d'images dépourvues de tension, ce rendez-vous avec la chance qu'est l'instantané miraculeux nous apporte la saveur particulière du passé, avec la félicité toujours présente d'avoir pu le conserver. Preuve s'il en est d'un premier niveau du temps, celui auquel nous appartenons hors la durée, celui qui nous échappe comme au sablier les grains de sable dont nous pouvons seulement saisir le flux et soupçonner l'existence au point précis où ils passent et aussitôt disparaissent...

Copyright Objectif Numérique 5/03/2001