Un jeu de rôles et un jeu pas drôle
à propos de la "fiction réelle" Loft story

par Samuel Duchay http://duchay.photo.free.fr

Le principe du jeu

Le loft est une scène de théâtre qu'on aurait fermée sur elle-même en remplaçant le public par des caméras et des micros. L'histoire consiste à enfermer dans ce lieu cinq femmes et six hommes jeunes et célibataires, qui doivent mener une vie en commun et proposer chaque semaine deux d'entre eux au vote du public pour que l'un soit éliminé ; le but du jeu étant de réduire le groupe à un "couple idéal". Aucun des participants ne peut s'isoler ailleurs qu'au "confessionnal" où il s'adresse régulièrement au téléspectateur pour lui transmettre ses états d'âme et les noms de ceux ou celles… qu'il préfère le moins. On s'aperçoit en cours de jeu que les règles s'adaptent aux remous de l'opinion publique, ainsi qu'aux lois et aux mœurs qui sont les règles non moins variables du jeu social. Car l'objectif est d'attirer l'audience en créant un divertissement nouveau sur un terrain favorable, tout en frisant les interdits et en évitant la censure. Comme son nom l'indique, Loft story est aussi une soft lottery ; un programme dont la séduction est en même temps le sujet, le moteur et la finalité. Mais le succès de l'émission ne doit pas nous faire oublier les vertus de l'analyse, au profit d'une interprétation hâtive "pour" ou "contre".

Une situation à vivre

Côté loft, il s'agit d'une épreuve psychologique pour des volontaires attirés par une récompense, une mise en valeur médiatique ou une expérience personnelle. Côté spectateur, le jeu nécessite la participation du public à qui revient la décision artistique "d'écrire l'histoire" en intervenant sur le destin des personnages mi-réels mi- fictifs qui lui sont présentés. Le processus obéit donc à des contraintes mais reste ouvert sur l'inconnu ; le scénario est plus ou moins contrôlé mais les dialogues ne le sont pas ; les comportements restent à la fois conditionnés par la situation et spontanés dans leur expression. Et le plus contraignant ne s'avère pas tant la présence des caméras que la pression imposée par le groupe sur chaque individu : la solitude est par définition impossible. Pour gagner, il faut plaire à ses camarades mais surtout à la majorité du public, ce qui est parfois contradictoire... Nous vivons bien sous le règne conjugué du suffrage universel et de la loi du marché. Il n'y a aucune raison pour que les produits culturels y échappent.

Un cauchemar conceptuel

Pourquoi se fatiguer à écrire pour la télévision ? Il suffit d'enfermer des gens dans une pièce et de les laisser improviser !… Coup de génie d'un scénariste en panne d'idées. Le travail consiste alors à choisir ces "acteurs de la vie réelle" dont le physique et la personnalité feront la matière première du spectacle. Puis à filmer l'action comme un événement sportif avec numéros imposés. C'est pourquoi le résultat est surprenant et inégal ; parfois ennuyeux, parfois criant de vérité. L'hystérie sentimentale est la réponse du groupe à l'œil de verre des caméras. Sous forme de continuité ou de résumé, Loft story ressemble à un bout d'essai interminable ou à un film en pièces détachées. Car le scénario est en cours, c'est au spectateur de le réaliser dans sa tête avec les éléments qu'on lui donne. Voilà une œuvre en kit, signée par les concepteurs, les acteurs et les électeurs. Un marathon visuel, avec de grands moments (la première élimination) et des temps morts (machin passant l'aspirateur). Une fable expérimentale, qui nous laisse penser que la vie de tous les jours n'est qu'un jeu parmi tant d'autres – que le monde réel est un monde imaginaire qui a réussi.

Une affaire de regard

Au lieu d'une mise en scène avec des acteurs interprétant des personnages fictifs, nous allons suivre des personnes réelles confrontées à un dispositif artificiel. Rappelons qu'au cinéma ou en littérature, le personnage n'est pas un être vivant mais un caractère humain et une fonction esthétique au service de la vision de l'auteur. Rappelons également qu'il suffit de "passer à la télé" pour offrir une représentation de soi sous forme de personnage social… Fiction et réalité n'ont jamais eu de frontière précise. A l'époque héroïque du Far West, le comédien qui jouait le méchant risquait souvent d'être lynché par la foule à la sortie du théâtre ; aujourd'hui le public ne confond pas le personnage et l'interprète. On peut observer plutôt que l'identification du spectateur au héros de fiction est de moins en moins forte, et que la personnalité de l'acteur de cinéma importe davantage que le rôle qu'il tient ; au point que toute une presse people attire l'attention sur les détails les plus insignifiants de sa vie privée. Avec la télévision, ce phénomène ne se limite plus aux grands de ce monde. L'expression la plus banale de l'intimité de chacun est un bon moyen de "faire de l'antenne". Le grand public ne veut pas tant s'identifier à un modèle supérieur que simplement se reconnaître à l'écran.

Le miroir de l'autre

Si la personne réelle éveille autant notre intérêt, c'est parce que n'importe quel individu est au fond plus mystérieux qu'un personnage de fiction. La fascination que le spectateur-voyeur peut ressentir à observer autrui est à la mesure de l'infinie variété de l'espèce humaine dont lui- même fait partie. C'est alors le triomphe du commérage sur la discussion, de la psychologie sur la poésie, de la tranche de vie sur l'art. Curiosité ou indiscrétion sont en effet à la base de tout spectacle ; il n'y a que le niveau de langage qui élève l'art visuel au-delà du voyeurisme. Actuellement, on assiste à la prise de la Bastille médiatique par le bon peuple aux dépens de l'artistocratie du moment. Car chacun réclame le droit d'être un auteur ou une star, et la télévision est l'instrument idéal pour distribuer des miettes de pouvoir ou de célébrité par des moyens démagogiques : "Je suis venu, on m'a vu, je suis connu". Loft story est au carrefour entre une fiction qui voudrait capter le réel (la partie sitcom dans le loft), et une réalité ouverte au monde merveilleux du spectacle (le reality show sur le plateau). D'une part, il s'agit de "faire vrai" en laissant de vrais jeunes gens s'exprimer à l'écran ; d'autre part on fait miroiter à ces acteurs en herbe un rôle futur au cinéma ou à la télévision.

Vers un "art situationniste"

Loft story marque aussi l'intrusion de l'art contemporain dans la télévision populaire. On peut y voir en effet une récupération des anciennes avant-gardes par la société spectaculaire-marchande : aussi bien Andy Warhol et la Factory que Guy Debord et les situationnistes. Du premier, on a tiré les conséquences du film conçu comme une expérience limite de la durée (voire un "papier peint animé sur lequel on jette un œil distrait") où la nourriture du spectateur est son propre ennui ; du second vient le principe des "bouleversements de situations, ou rien" qui engage le spectateur à cesser de l'être en créant les conditions d'une vie nouvelle par "des situations éphémères" qui susciteront "des visages nouveaux". Warhol a inspiré le regard télévisuel, mélange d'indifférence et de fascination à l'égard d'une réalité mise en boîte. Debord a défini le spectateur par sa soumission, qui débouche sur l'interactivité du jeu : "plus il regarde, moins il vit". L'un et l'autre ont réagi devant leur époque, par le cynisme ou par l'analyse, mais en évitant de brandir la condamnation morale face à une évolution culturelle. La Police de la Pensée n'est peut- être pas là où l'on croit…

Visuel SDP/M6/ASP
Copyright Objectif Numérique 5/07/2001