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appliqué aux appareils photographiques par Samuel Duchay http://duchay.photo.free.fr
On pourrait croire qu'un appareil photo est fait pour prendre des photos, de même qu'une voiture est conçue pour se rendre plus vite d'un lieu à un autre. Que nenni ! Voilà bien longtemps que les objets usuels ont dérivé vers la fonction de "supports à fantasmes", en perdant peu à peu leur destination initiale. Ainsi voyons-nous apparaître sur le marché des recyclages de vieux coucous, des modèles réduits d'appareils mythiques, des gainages de boîtiers en cuir ou en lézard ; certaines marques ne survivant que grâce à la fabrication en série limitée d'appareils de collection, condamnés à rester derrière une vitrine. Quoi de plus tristement drôle pour le photographe que ce brave collectionneur, qui lui montre un Strumpfel & Grass des années trente : "Regardez ! Il fonctionne encore parfaitement !" (Et de déclencher au hasard en visant le mur du fond.) Ou encore un Leica M6 flambant neuf et qui ne servira jamais, car : "Les traces de doigts contiennent de l'acide qui attaque le brillant de la peinture…" Entre l'appareil jetable et le bijou intouchable, on trouve autant de modèles que de types de photographes ; mais chez le collectionneur, la boîte à images se transforme en "boîte magique". Passage à l'abstraction L'outil n'a pas seulement une valeur d'usage, mais un potentiel infini. Tout se passe comme si l'appareil photo contenait en substance l'infinité des photographies qu'il promet de réaliser virtuellement. Ses possibilités débordent son rayon d'action, et à pouvoir tout on ne fait plus rien. Ce désaveu du réel au profit du possible est une maladie bien connue ; le monde est remplacé par l'antimonde, celui d'avant : avant la naissance, avant l'action, avant la création. C'est le schéma typique du tempérament régressif. On trouve ainsi chez le collectionneur une tendance artistique coincée au stade de la conception. Au lieu de projeter en vue de réaliser, tous ses moyens sont mis au service de la paralysie : plus il accumule les appareils photo, moins il photographie. Chaque nouvelle acquisition est un retour à la case "départ". En lui le rêveur ne passe jamais à l'action, le créateur en puissance demeure concrètement impuissant. L'appareil photo a été inventé pour matérialiser un désir initial (fixer des images), auquel n'est pas donné un accomplissement réel, mais une satisfaction intermédiaire (posséder l'appareil). En définitive, il n'y a pas réalisation mais dérivation du désir. Une création dévoyée Le collectionneur a trouvé dans le fétichisme une compensation et un refuge contre l'angoisse. Fétichisme au sens où l'appareil est investi d'un pouvoir et d'une beauté propres qui le dépassent et en font un objet de fascination. Compensation parce qu'il faut bien avouer qu'il est moins difficile d'acquérir un bel appareil que de réaliser une bonne photographie. Angoisse qui caractérise toute forme de création (apporter au monde un objet nouveau), ici dévoyée sous forme de collection (accumuler des objets préexistants). Pour que l'illusion soit parfaite entre création et collection, il est indispensable que chaque appareil standard prenne un caractère individuel et que l'ensemble des appareils s'apparente à une œuvre unique. La recherche obsessionnelle du matériel, que l'on peut admettre chez le photographe pratiquant, devient alors une fin en soi. Et l'outil qui devrait tremper dans l'expérience reste à l'abri dans une seconde virginité : servirait-il qu'on risquerait de l'abîmer au point de le rendre inutilisable. Il faut donc idéalement qu'il demeure à la fois en état de marche et hors service ; un peu comme ces pelouses interdites, offertes à la vue mais non au coucher. Le collectionneur se maintient à égale distance de la vie et de la mort ; il se préserve de la mort et se réserve pour une autre vie. N'est-il pas lui-même protégé du monde derrière sa vitrine ? La technique contre l'art Mais trêve de sarcasmes ! Le collectionneur passe généralement pour un "doux dingue", et ne fait de tort qu'à lui-même en visant le moindre mal et non le souverain bien. C'est après tout grâce à lui que l'on peut écrire tout un pan de l'Histoire de la Photographie, pour en arriver aujourd'hui à un niveau supérieur dans l'idolâtrie envers l'outil… Sans aller jusqu'à dire que "plus l'outil est mauvais, plus l'ouvrier doit être bon", le perfectionnement du matériel entraîne à un certain degré la disparition d'un savoir-faire artisanal. Il est tout de même étonnant que les appareils ne soient pas conçus voire fabriqués en collaboration avec ceux qui s'en servent pour de bon. Car si la machine "fait tous les réglages automatiquement", comme le prétend la publicité, il n'y a plus ni échec ni réussite possible ; l'emprise du système relègue le bonhomme au statut de presse-bouton. L'art peut exister dans la mesure où la technique augmente les possibilités humaines sans les remplacer complètement. Faire des photographies c'est se livrer à l'incertitude, à l'espoir, aux accidents heureux ou malheureux ; bref, à la vie et toutes ses impuretés intellectuelles. De son propre point de vue le photographe est toujours mauvais, puisqu'il fait davantage de mauvaises photos que de bonnes. Et son angoisse à lui est de se sentir tout nu sans son appareil ! La place du photographe Toutes ces considérations n'ont d'intérêt que pour définir le photographe par une forme d'esprit pratique. Se définir, c'est chercher ce qu'on est et ce qu'on n'est pas ; c'est aussi choisir une position stratégique. Le photographe est un rêveur, mais pas au point de se complaire dans la rêverie sans passer à l'action. Il croit aux miracles, mais se tient à l'écart de tous les marchands d'infini. Il aime son appareil sans l'adorer, comme un bijou familier qu'il garde à portée de main sous sa veste, et ne le sort que pour s'en servir. Pour continuer dans la symbolique sexuelle, la photographie fait partie des plaisirs solitaires, tandis que la "collectionnite" serait plutôt une perversion infantile. Le photographe est un adolescent attardé au stade de la parade amoureuse, et le collectionneur un photographe retourné à l'état embryonnaire. Aucun des deux ne saurait parvenir à l'âge adulte. Photographier est en effet un moyen de ne pas pénétrer tout à fait dans l'existence ; de tourner autour du motif en restant derrière son viseur, dans la zone de mise au point qui s'arrête environ à 45 cm du sujet. En deçà commence le domaine du toucher ; du baiser ou de la morsure. En se limitant au contact visuel, la photographie toute entière est aussi bien une invitation qu'une interdiction plantée sur les choses ; et comme dit la pancarte : on touche avec les yeux. Visuel SDP/Rochester Foundation |
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