Cheminement vers une image
carnet de voyage à New York entre Manhattan et Staten Island
par Samuel Duchay http://duchay.photo.free.fr
L'analyse
de la planche-contact retrace au ralenti les aventures de
la prise de vues. Il s'agit de remonter d'une série d'images
à l'état d'esprit qui a pu l'accompagner. On distinguera
ici ce qu'il y a de rationnel et aussi d'aléatoire dans
la démarche d'un photographe "sur le vif", d'où une certaine
inconséquence du propos. Il m'arrive de théoriser en évoquant
le passage du désir à la conscience, la notion d'intelligence-réflexe
et autres divagations personnelles ; mais au-delà, photographier
est un jeu mystérieux qui demande l'engagement du corps
entier dans la sensation la plus brève et un goût pour l'inconnu
à chaque pas, sans quoi il n'est pas de surprise possible.
Période d'échauffement
La première vue présente un portrait assez
fidèle de ma situation sur le bateau, et contient déjà tous
les éléments de la photo finale - ciel, oiseaux, buildings,
mer - mais dans une composition à la fois irréprochable et
sans grand intérêt. Du remplissage. Aucun élément n'a pris de
valeur prépondérante, ce qui produit un équilibre dépourvu de
tension et sans véritable point fort. Je me souviens avoir
pensé : "Il faudrait que cet homme porte un chapeau blanc,
pour le rendre plus abstrait ; ou qu'il ait une attitude plus
originale, afin de créer un effet de contraste avec le
décor." Ce sont là regrets de peintre ou d'écrivain ; le
photographe doit tirer parti de ce qui se présente et utiliser
son imagination dans les limites du réel. Je crois même que
l'ouverture d'esprit est préférable à l'imagination, car on
obtient parfois davantage que ce que l'on escomptait. Mais il
est bien rare de vouloir ce qui est. Le chasseur d'images
balance perpétuellement entre le rêveur et l'homme d'action ;
son cerveau n'est pas moins agité par les désirs que le monde
par les événements. Tout cet ensemble constitue la
vision.
Changement de direction
Un peu déçu par mon voyageur, je me
retourne vers les autres passagers pour chercher ce qui me
manque : une expression intéressante sur un visage humain +
une relation entre les personnages et le décor. La statue de
la Liberté vient m'offrir un motif vertical dans
l'arrière-plan, qui s'oppose à l'attitude décontractée puis
pensive de la jeune femme ; l'arrivée d'un bateau par la
gauche m'incite à cadrer horizontalement, et je me débarrasse
des chaussettes blanches et du verre en plastique au sol.
Mission accomplie. La mise en place est impeccable, mais sur
le moment je trouve le résultat un peu statique : "Si
seulement il y avait les oiseaux!…" (Je voudrais intégrer
l'univers entier dans un amour de rectangle. Or il faut
trancher. Prendre une décision demande un tempérament de
bourreau.) Le concept de liberté s'impose à moi soudain par
association d'idées. Je prévois tout bêtement de réunir la
statue et les mouettes dans le même cadre. C'est ce qu'on
appelle une allégorie mais aussi un cliché, une image mille
fois faite et qu'il va falloir réussir mieux que les
autres.
A la poursuite du sujet
Je reviens à ma position de départ, mais
sans obtenir ni la statue de la Liberté dans le champ, ni une
répartition correcte des oiseaux dans le ciel. Echec complet
du projet, obstination dans l'erreur, frénésie stupide pour le
cadrage vertical. Il faut croire que la forme des gratte-ciels
m'avait influencé au point de me faire perdre toute lucidité.
J'avais passé trop de temps dans la ville à lever le nez, je
voulais respirer un peu et balayer ces monuments à la gloire
de la race humaine. "Adieu New-York ! La ville est grande
mais le ciel est encore plus grand… la liberté n'est pas un
bloc de pierre mais un vol d'oiseaux… un jour tu finiras,
noyée dans la baie, et ce jour-là les mouettes seront des
corbeaux..." Sans doute fallait-il en passer par là. (On
n'obtient jamais rien dans ce domaine à force d'acharnement,
si ce n'est le désespoir et sa fameuse énergie.) Il m'apparaît
peu à peu que la partie est perdue ; le bateau s'éloigne et
les immeubles deviennent minuscules dans le viseur... autant
dire stop et regarder le paysage.
Un clin d'oeil du hasard
cliquer sur l'image pour l'agrandir
C'est donc avec un état d'esprit totalement
détaché de l'ambition la plus courante - vouloir "réussir" ce
qu'on entreprend - que je me suis mis à observer les choses.
Au lieu de chercher à contrôler les mouvements d'une vingtaine
de mouettes, je me suis amusé à suivre l'oiseau de tête en
épousant le tracé du triangle formé par les suivantes. Le
point de tension maximal a provoqué de lui-même le
déclenchement : juste avant que l'horizon ne coïncide avec le
bord inférieur du cadre et que cet oiseau ne s'évade par le
haut. (Ce qui me permet en passant d'en finir avec la
prétendue "règle des deux-tiers", selon laquelle un paysage
harmonieux devrait contenir 2/3 de ciel et 1/3 de terre, ou
l'inverse. Il n'y a pas de composition préalable en
photographie ; c'est toujours le présent qui commande.)
Cependant cette anecdote ne peut nullement servir de
démonstration, tout au plus d'illustration de ce qui se passe
dans la tête d'un homme aux prises avec une situation qui ne
se reproduira plus. On parle beaucoup de l'instinct du
chasseur ; mais l'instinct, c'est l'intelligence passée dans
les réflexes. Il faut penser sur un volcan. Et compter non sur
la chance mais avec la chance. Un photographe qui n'a pas de
chance est un mauvais photographe.
De la critique au plaisir
Il me semble que cette dernière vue de la
série tire son ampleur du cadrage horizontal, qui vient
contrarier la verticalité prétentieuse des buildings ; le
pourcentage inhabituel de place accordé au ciel nébuleux
accentue le caractère cosmique de l'image. Après tout, la
Terre n'est qu'une poussière comparée au reste de l'espace.
New York émerge à l'horizon comme un îlot suspendu
qu'apercevrait un œil au niveau des vagues. Toute présence
humaine a disparu ; il ne reste plus que les oiseaux qui
planent au-dessus de la ville, et libre à chacun d'en tirer ce
qu'il voudra. S'agit-il d'une vision sereine ou d'un présage
menaçant ? D'un élan de liberté ou d'une nature hostile ?
Heureusement rien n'autorise une interprétation définitive, et
la valeur d'un symbole visuel réside justement dans le silence
particulier qu'il répand aux alentours… Mais je fais allusion
au plaisir du spectateur ; le plaisir du photographe est de
découvrir l'objet de son désir à l'instant même où la chose
prend forme sous ses yeux - clic - c'est le moment de vérité :
si on se met à regarder l'image, on la laisse
filer.
Sitôt après la première publication de cet article nous apprenions
la destruction des tours jumelles du World Trade Center
par un attentat terroriste, et je déplore que mes
considérations sur l'image soient confrontées à une telle
réalité.
Copyright Objectif Numérique 11/09/2001
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